4 février 2010

Voir venir un monde nouveau: La crise comme défi moral et culturel

(C'est à noter que cette reflection et l'antérieure sur la crise économique sont publiées aussi en anglais. Pour les avoir, il faut référer aux archives de ce blog.
The English text of this and the earlier reflection on the economic crisis are available in the archives of this blog.)

Au moment de partager ces réflexions, Haïti vient de subir un autre coup terrible. Une nouvelle catastrophe étale à la face du monde le malheur de ce peuple, entretenu par un mal-développement qui aggrave encore une fois les conséquences d’un désastre naturel. De cette tragédie surgissent en même temps des motifs d’espoir : les Haïtiens font de nouveau preuve d’une étonnante force morale et spirituelle ; la communauté internationale se mobilise dans un vaste élan de solidarité. Pour combien de temps ? Obsédées par la hantise de la récession et l’espoir de la reprise, les sociétés nanties garderont-elles le cap sur leurs objectifs de coopération ou verrons-nous leurs intérêts économiques et politiques compromettre l’aide à la reconstruction promise ? Un autre Haïti, un autre monde est-il vraiment possible ?

Dans un premier texte sur la présente crise (Qui nous fera traverser le désert?, avril 2009), consacré surtout à une analyse économique et politique, nous nous posions la question de l’espérance : par quel chemin ouvrir l’avenir ? Méfiants des plans de redressement économique et financier proposés par les leaders mondiaux comme voies de sortie, nous regardions vers les alternatives en émergence dans les innombrables groupes qui forment le réseau des mouvements sociaux. Ils annoncent déjà par leurs pratiques prophétiques la possibilité d'un monde différent, à la condition qu’on arrive à intégrer la dimension culturelle aux efforts de transformation sociale : «aussi importants soient-ils, nos engagements pour la transformation sociale demeureront stériles si nos mentalités, nos attitudes profondes, notre vision du monde, bref la culture commune ne se transforme pas elle aussi pour devenir plus perméable au sens de l'humain» (p. 6). Dans cette perspective, nous annoncions une suite à notre réflexion, qui aborderait plus explicitement la dimension culturelle et morale de la présente crise. C'est ce que nous tentons de faire dans le texte qui suit.

Au cœur de la crise : des valeurs déviées

Déjà en 1930, le grand économiste Keynes avait
bien saisi le caractère pathologique et morbide
de l’éthique sous-tendant le capitalisme.

L’on connaît maintenant assez bien l’engrenage financier puis économique qui, à partir du marché immobilier a fait éclater cette crise qui n’en finit pas. Inutile d’y revenir ici. Au delà des technicalités , considérons plutôt le mouvement de fond qui a poussé le capitalisme sur un tel récif, et en particulier les valeurs qui ont animé cette dérive. En effet, la démesure spéculative qui a provoqué la présente crise est bel et bien le produit des choix éthiques mêmes du capitalisme, depuis le XVIII siècle jusqu’à sa dernière version, le néolibéralisme.

En fait, ces choix étaient déjà en germe dès les débuts de ce système au XVIIIe siècle et même un peu avant. Déjà, on y trouve une conception qui fait reposer la société sur les seuls liens d’affaires entre des personnes définies comme des individus foncièrement égoïstes et avides avant tout de gains matériels. Cette avidité est justifiée grâce à un concept de rareté fondé sur le présupposé d’une incapacité de la nature à satisfaire directement les besoins humains, ce qui permet commodément d’expliquer par une origine «physique» la persistance de la pauvreté. Ce concept de rareté fut inventé par les philosophes et économistes libéraux des XVIe et XVIIe siècles. Ils se donnèrent pour mission de la « combler » par l’augmentation toujours croissante des richesses, grâce à la mise en place de mécanismes législatifs et économiques prétendument fondés sur une loi naturelle et rationnelle implacable. Dans cette perspective, le libre exercice de la cupidité individuelle est promu comme la meilleure voie pour atteindre la richesse et le bien-être général. C’était faire du libre marché un mécanisme automatiquement bienveillant, et des joueurs les plus voraces, des bienfaiteurs de l’humanité. Cette formule du marché autorégulateur sera au cœur du capitalisme sauvage du XIXe siècle et mènera tout droit à la grande crise des années 1930. Les défenseurs du marché prétendront froidement que de tels contrecoups, loin d'invalider leur théorie, sont nécessaires au progrès économique.

Les quarante années subséquentes verront la mise en place de mécanismes protecteurs de la société qui permettront pour un temps de civiliser le capitalisme, au Nord du moins. Mais depuis les années 1980, le capital s’est à nouveau «libéré» du carcan social pour revenir à son extrémisme originel. Cette fois, il s’est assuré de la complicité, consentante ou non, des États et de leur pouvoir de légaliser les nouvelles règles du «laisser-faire» ; ce qui revient à garantir la «libre circulation» du renard dans le poulailler! Le président du groupe industriel ABB, M. Percy Barnevick, formulait ainsi le nouvel horizon de la dérégulation néolibérale : «la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales.» On ne pourrait mieux définir le néolibéralisme maintenant mondialisé. Il en est résulté un désastre bien documenté par les économistes en termes d’inégalités et d’exclusion, aussi bien entre les pays qu’au sein de chaque société. Le monde a été victime d’une fumisterie, d’un coup de force d’idéologues profitant de la crise du keynésianisme pour nous proposer ce retour au capitalisme sauvage.

Déjà en 1930, le grand économiste Keynes avait bien saisi le caractère pathologique et morbide de l’éthique sous-tendant le capitalisme. Ce n’est qu’en raison du problème de la rareté qu’il croyait justifié pour «cent ans encore» de «feindre de croire que ce qui est juste est mauvais et que ce qui est mauvais est juste» . Il prévoyait que l’arrivée de la «nouvelle société» «aurait lieu graduellement» et la voyait déjà poindre de son temps.

Quatre-vingts ans plus tard, il n’y a plus de problème de rareté des biens. Nous sommes en situation de surproduction; le système carbure à la surconsommation, avec les conséquences environnementales et sociales ahurissantes que l’on connaît. Mais la cupidité, elle, continue quand même d’être valorisée. Encouragée par la certitude de son impunité, elle nous entraîne vers le point de non retour. Elle a rendu ivre l’équipage du paquebot de l’économie mondiale après que celui-ci ait forcé toute la planète à y monter. Elle a contaminé la culture dominante, toute imprégnée d’un quant-à-soi qui produit l'enfermement dans le confort et l'indifférence. L’urgence de renverser la vapeur et d’inventer de nouvelles alternatives devient de plus en plus manifeste. Celles-ci devront se fonder sur de nouvelles valeurs et références qui habitent d’ailleurs des expériences déjà en cours à plus petite échelle.

De l’éthique au politique

La fonction du politique est de traduire
institutionnellement  l’intuition éthique
de la sollicitude envers autrui.

Lorsque même des chefs d’État comme le premier ministre britannique Gordon Brown affirment solennellement : «les marchés n’ont pas seulement besoin d’argent mais de morale» , on peut compter qu’un seuil a été atteint, que le modèle est parvenu à ses limites. Ce rappel d’une urgence morale pose la question des rapports entre éthique et politique. Parce qu’on est habitué de considérer que l’éthique concerne d’abord les relations intersubjectives, on suppose volontiers qu’elle est peu pertinente dans la perspective d’une transformation structurelle de la société. C'est le politique qui nous apparaît comme le moyen privilégié de faire advenir cet autre monde possible. Une dissociation tranchée de l’éthique et du politique pourrait cependant conduire à un nouvel aveuglement.

La fonction du politique est de traduire institutionnellement – à travers un ensemble de normes et de sanctions visant à protéger le projet collectif du vivre ensemble – l’intuition éthique de la responsabilité et de la sollicitude envers autrui. Cet impératif moral est à la source du projet politique, il en est la condition de légitimité . Pas d’éthique socialement efficace sans politique, mais pas de politique non plus sans une éthique socialement partagée. La présente crise fait apparaître une double faille dans cet enchaînement qui devrait conduire de l’éthique au politique.

1) Une faille morale. L’éthique fait appel à la capacité de considérer l’autre comme ayant la même dignité et les mêmes droits que soi. Elle est à l’origine de cette solidarité qui nous fait lutter pour une plus juste répartition des richesses, pour l’égalité des sexes, la non-discrimination ou la reconnaissance de notre responsabilité collective envers les générations futures. Une telle éthique est cependant contrecarrée par les valeurs dominantes d’une culture qui place la satisfaction immédiate au centre des préoccupations personnelles, et qui légitime la cupidité comme moteur de l’économie. Ce culte de l’intérêt particulier, dans l’indifférence à l’intérêt général, mine la fibre morale de nos sociétés.

2) Une faillite politique. La crise actuelle met en évidence les effets de cette dérive éthique sur notre rapport au politique. Qui croit vraiment que nos gouvernements vont redresser un système vicié à sa source, par-delà de vagues promesses de vigilance et de régulation ? Qui attend encore d’eux un projet collectif et des aménagements institutionnels qui traduiraient un certain sens de la justice et de la reconnaissance d’autrui ? Depuis qu’ils sont tombés sous la coupe néolibérale des grands intérêts économiques, ils s’en sont montrés particulièrement incapables. On peut penser par exemple au fossé qui s’élargit entre riches et pauvres à la grandeur de la planète ; ou à la persistance de la pauvreté des enfants canadiens au même niveau qu'en 1989 (10%), alors que la Chambre des communes s'était pourtant unanimement engagée à l'abolir avant l'an 2000 ; ou encore à la paralysie du gouvernement québécois dans la mise en œuvre de la loi contre la pauvreté votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 2002. Dans ces cas comme dans bien d'autres, nous avons beau savoir ce qui ne fonctionne pas et ce qu’il faudrait faire, il manque la volonté politique nécessaire pour y arriver. Alors même qu’on se trouve devant la menace d’une catastrophe planétaire, il a fallu de nouveau constater une tergiversation politique désolante lors du récent sommet de Copenhague. Même la peur et la nécessité se révèlent insuffisantes pour l’emporter sur le concubinage entre les intérêts des grands acteurs économiques et ceux des partis politiques.

L’exigence éthique présente dans la société
civile est encore trop faible pour créer une
forte attente de traduction politique.


Cette faillite politique est indissociable de la faille morale évoquée plus haut. Nos dirigeants ne sont pas les seuls responsables. Ils peuvent s'abriter à l'ombre d'une culture complice. L’exigence éthique présente dans la société civile est encore trop faible pour créer une forte attente de traduction politique. Elle est anémiée par des stratégies publicitaires sophistiquées grâce auxquelles le capitalisme sait manipuler notre liberté et faire de nous les captifs volontaires d’un système qui nous déshumanise. Au bout du compte, on veut encore honorer de grandes valeurs telles que la justice, l’égalité ou l’écologie, poser ponctuellement certains gestes qui les reflètent, mais pas au point d’en payer le prix en adoptant par exemple des lois fiscales ou un mode de consommation cohérents avec ces valeurs. Notre liberté morale est conditionnée, et conditionnelle. Cette carence éthique collective prépare pour une bonne part la faillite politique. Elle s’apparente à une mutilation anthropologique.

Une mutilation anthropologique

L'idole du marché réduit les échanges
entre les humains aux réflexes reptiliens
de la cupidité et de la domination du plus fort.

En humanité, le rapport à l’autre passe toujours par la médiation d’un tiers ; la viabilité du rapport à l’autre ne s’établit pas selon un mode binaire, mais ternaire. Tout comme il ne suffit pas de mettre deux individus en présence pour former un couple, la simple juxtaposition d’intérêts particuliers, ni surtout leur l’opposition, n’arrivera jamais à former une société. Les relations intersubjectives se forment autour d’intérêts ou d’objectifs partagés, et le lien social passe par la médiation de références communes fortes (patrie, territoire, projet de société, lois, coutumes, valeurs, «dieux»), reconnues comme telles et garantes de ce lien. C'est ce qui permet de dépasser les intérêts particuliers et de créer un Nous rassemblé autour d’un bien commun et de sa protection. Il s’agit là d’une structure anthropologique constitutive de notre humanité.

La crise actuelle met en jeu ce fondement anthropologique. Le capitalisme ultralibéral prétend faire du marché ce tiers fondateur, la référence commune structurante de la société. Ceci a entraîné de graves conséquences pour le vivre ensemble. À première vue, la logique ternaire, en principe favorable au lien social, est toujours là. Mais en fait, la teneur même du marché, la compétition, appartient à la logique binaire de la division. Le marché comme référence exclusive, inflexible et ne renvoyant plus à un au-delà d’elle même laisse libre cours à la seule logique de la puissance et de la domination. Et comme toute idole, il entraîne assurément l’élimination ou l’exclusion des plus faibles et la dissolution de la société. Placés sous une référence aussi néfaste et symboliquement vide, nos échanges (économiques, notamment), au lieu d’être médiation d’un sens qui les dépasse ou les fonde – comme la promotion d'une plus grand équité, par exemple – ils sont réduits à leur simple équivalent monétaire, dans l’immédiateté des échanges marchands. Ils sont ainsi livrés aux réflexes reptiliens du «prendre» ou de la cupidité , ce qui constitue une altération anthropologique dont la conséquence est de nous opposer les uns aux autres au lieu de nous relier.

Peut-on et veut-on fonder l’avenir commun sur de telles bases? Sinon, nous n’avons pas d’autre choix que de reconstruire ensemble des références vraiment communes, véritablement porteuses de sens pour les uns et les autres.

Une société civile en quête de projet collectif

Dans le contexte actuel, c’est sur la société
civile que repose principalement la responsabilité
d’un projet social à réaliser collectivement.

Comment travailler à l’intérêt général dans une telle perspective? Pour le moment, il est impossible de compter sur des partis politiques crédibles qui soient en position de prendre le pouvoir et d’introduire efficacement des transformations institutionnelles globales. Ceux qui y tendent méritent notre appui et ils contribuent au changement culturel qu'on vient d'évoquer. Dans le contexte actuel, c’est cependant sur la société civile que repose principalement la responsabilité d’un projet social à réaliser collectivement. Toute la mouvance alternative sur les plans local et international en offre des exemples. Bien qu’encore minoritaire, elle rassemble une multitude d’espaces à taille humaine où peut s’incarner la visée éthique de justice et d’égalité. À titre d’exemples, nous nous en tiendrons ici à deux mouvements particulièrement significatifs dans une perspective morale et culturelle : le mouvement féministe et le mouvement écologique. Chacun à leur manière, ils mettent en lumière les racines profondes des rapports de domination dont notre culture doit se libérer si l’humanité veut survivre et continuer de s’humaniser.

Le mouvement des femmes, aujourd'hui hautement symbolisé par la Marche mondiale des femmes, est porteur d'un projet de société qui vise le mieux-être de l'humanité et la survie de la planète aux plans écologique, économique, politique, social et culturel. Il poursuit des objectifs de justice, d'égalité, de liberté, de solidarité et de paix; qui sont les valeurs inscrites dans la Charte mondiale des femmes pour l'humanité . S’appuyant sur une manière plus nettement féminine, intuitive et holistique, d’analyser et de comprendre la réalité, cette mouvance dénonce le caractère oppressif du système patriarcal, raciste et capitaliste responsable de multiples formes d’exploitation, de discrimination, d’intolérance et d’exclusion. C’est globalement le mode de relation entre les humains et avec leur environnement qui se trouve ainsi profondément remis en question. Selon l’écoféminisme, le tort fait à la terre et l'oppression des femmes découlent d'un même système patriarcal de domination. Il faut plutôt promouvoir l'interdépendance entre la nature et les êtres humains. L’approche féministe est non hiérarchique, fondée sur un sens aigu de l'égalité fondamentale entre toutes les personnes. Préférant la circulation horizontale des idées et des propositions, elle aspire à une organisation non pyramidale de la société et des institutions. Cette perspective a commencé à porter fruit. Elle a donné lieu à une plus grande reconnaissance des femmes dans les lieux de travail, de pouvoir et de culture, de même qu’à une multitude d’initiatives-terrain qui ont un effet appréciable sur la condition de vie des personnes et sur le tissu social des milieux où elles prennent racine. Au sujet de l'ensemble de l'action des femmes, la regrettée Hélène Pedneault parle d'une « interminable révolution, la plus pacifique peut-être, mais la plus longue de l'histoire de l'humanité » .

Le mouvement écologique, lui aussi, articule de plus en plus explicitement entre elles les problématiques sociales et environnementales. Au cœur du mouvement écologique se trouve la critique d’un modèle de production et de consommation basé sur la recherche d’une croissance illimitée. Un tel système économique perpétue les inégalités entre riches et pauvres, puisqu’il ne pourra jamais satisfaire que l’appétit d’une minorité, et parallèlement il conduit tout droit à l’épuisement des ressources, à la destruction de la biodiversité et aux bouleversements climatiques. Le mouvement écologique invite à abandonner une telle posture dominatrice et conflictuelle envers une nature objectivée, séparée de l’humain, pour revenir à la conscience de notre convivialité avec toutes les espèces qui partagent le même habitat. Ce nouveau paradigme, proposé par un nombre croissant d’auteurs contemporains, intègre les contributions de la science moderne : biologie moléculaire, physique quantique, histoire de l’univers. Il conduit à une vision de l’économie en tant qu’oikos-nomos (norme pour la maison commune), où le travail humain retrouverait sa mission sociale et spirituelle. C’est donc bien un paradigme éthique et culturel qu’il s’agit de repenser dans une remise en question qui touche encore ici de manière radicale le mode de relation des humains entre eux et avec notre planète.

Les mouvements féministe et écologique témoignent de la nécessité d’une mutation dans nos pratiques et nos représentations. Chacun à sa manière, ils montrent où peut conduire la mutilation anthropologique dont il a été question plus haut. Ils sont cependant en butte à de farouches résistances, qui obligent à sonder lucidement et à fonder solidement l’espérance qui nous anime.

Une espérance à expliciter

Quand nous affirmons notre
espoir dans un autre monde possible,
que voulons-nous dire ?

On peut penser que l’actualisation d’une visée sociale et environnementale d’inspiration éthique ne sera possible que dans la reconnaissance collective de principes et de valeurs auxquels on reconnaîtrait un caractère normatif correspondant à leur nécessité pour le vivre ensemble. Les chartes visent à cela. Est-ce suffisant ? Si elles servent à édifier une société de droit, elles ne permettent pas pour autant de dépasser les revendications individuelles ou particularistes en les faisant converger vers un projet collectif d’humanisation et de sauvegarde de la création. Même l’application universelle des droits individuels ne suffirait pas à fonder une société humainement juste et solidaire, où l’intérêt général prévaudrait effectivement. Un tel projet de société fait appel à une capacité de solidarité, de compassion et de fraternité, à un sens de la responsabilité et du service d’autrui qu’aucune charte ni aucune législation ne suffiront jamais à engendrer. De telles dispositions dépassent l’ordre juridique ou législatif. Elles sont d’ordre éthique et culturel. Par quel chemin et à quelles conditions pouvons-nous espérer arriver à une telle qualité humaine de la société ?

Quand nous affirmons notre espoir dans un autre monde possible, que voulons-nous dire ? Qu’il est toujours possible de faire mieux, d’instaurer un peu plus de justice et de paix, de convivialité, d’humanité ? Ce qui n’est pas négligeable ! Ou croyons-nous vraiment possible de parvenir à un monde globalement «autre», fondé sur des valeurs radicalement différentes ? Quel type de changement ferait en sorte que nous nous trouvions non seulement devant une certaine amélioration de la société, mais dans un état du monde structurellement renouvelé? Serait-il possible de nous entendre collectivement sur ce qui devrait constituer la nouveauté fondamentale de ce monde ? De nous donner une référence commune qui transcenderait les intérêts particuliers?

Nous avons déjà été témoins au cours de notre vie de changements importants qui font de ce monde un monde différent d’il y a un siècle. Différent, mais véritablement «nouveau» ? Avant la chute du mur de Berlin, beaucoup d'Allemands de l’est espéraient trouver en Occident un nouveau monde, et maintenant que l’Allemagne est réunifiée, on assiste à un désenchantement largement répandu. Ailleurs, des populations soumises à des régimes tyranniques ont accédé à la démocratie de droit, ce qui représente à juste titre un monde meilleur à leurs yeux. Et pourtant, ceux qui jouissent depuis longtemps des avantages d’une telle démocratie dénoncent les injustices et les tromperies qui continuent de s’y perpétrer. La fin du capitalisme néolibéral marquerait, certes, la levée d’un lourd obstacle structurel à l’espérance et à l’avancement de l’humanité. Elle ne signifierait pas pour autant l’élimination des inégalités, des violences et de la férocité entre les humains.

Malgré des avancées sporadiques parfois importantes qu’il faut reconnaître et célébrer, on ne se trouve toujours pas dans une société tellement transformée qu’on puisse parler d’un monde nouveau. Pour que le monde soit transformé à la mesure de notre espérance, il faudrait notamment surmonter la double faille éthique et politique dont il a été question plus haut. D’une part, cela supposerait que la responsabilité envers autrui prévale sur la cupidité de façon assez générale dans la société civile elle-même pour créer une culture de la solidarité, de la justice et de la paix. Cela exigerait d'autre part une traduction politique de cette culture dans des lois et des institutions qui la protégeraient par des moyens suffisamment efficaces. Il est sans doute possible de progresser sur ce chemin, d’améliorer l’état présent de la société. On ne saurait y renoncer sans trahir notre humanité. L’expérience impose pourtant le réalisme : nous n’avons pas les moyens d’assurer par nous-mêmes la transformation morale requise pour remplacer la cupidité par la solidarité comme axe culturel dominant, ni d’instaurer de façon durable un ordre politique correspondant. Tout en prenant courage à partir de certains résultats positifs de nos efforts, il faut bien reconnaître leur caractère toujours partiel et provisoire, leur fragilité dans l’écheveau de tendances contraires où ils sont enserrés.

La transformation que nous espérons est d’une telle ampleur, elle rassemble tant d’enjeux complexes et fondamentaux, sur les plans économique, social, culturel ou environnemental, qu’il serait naïf de penser qu’une telle mutation civilisationnelle soit à notre portée. L’espoir d’un «autre monde possible» est-il pour autant mis en échec ? La tradition biblique ouvre des perspectives qui permettent de joindre la lucidité sur l’état présent du monde avec l’espérance de son renouvellement.

Perspective biblique sur le renouvellement du monde

En présentant Jésus comme la principale
figure du Royaume, les évangiles
manifestent le lien indissociable
qui rattache le monde nouveau
à l’humanité nouvelle.

Les paraboles évangéliques présentent la transformation du monde comme une réalité envers laquelle nous sommes invités à nous engager résolument (Lc 9, 62) mais qui agit dans le monde à la manière discrète d’une graine de moutarde (Mc 4, 30-32), du levain dans la pâte (Lc 13,20-21), ou d’une semence qui germe dans le secret de la terre (Mc 4, 26-29) et qui est appelée à devenir un grand arbre (Mt 13, 31s). Ce monde nouveau est le fruit d'une donation divine originelle à laquelle répondent nos efforts humains pour en préparer la venue. Nous collaborons à une «œuvre» qui est d'abord celle du Père et de Jésus : «Mon Père travaille tout le temps, et moi aussi je travaille » (Jn 5, 17).

L'attention à cette présence agissante de Dieu dans le monde a inspiré les grandes figures de la tradition biblique. C’est ce qui semble avoir permis à Moïse, par exemple, de continuer à marcher vers la terre promise à travers la soif, la famine et les tourments d’une dure et longue traversée. Il était soutenu par le «oui» d’une promesse qui le rendait capable de dire «non» tant à la servitude de l’Égypte qu’aux tentations de retour en arrière. Son peuple était précédé par une nuée qui l’éclairait (Ex 13, 21s) et du sein de laquelle Dieu faisait connaître sa parole (19, 9; 33, 8ss). «Ténébreuse d’un côté et lumineuse de l’autre» (14, 20), cette nuée n’éliminait pas la nécessité d’un discernement. Des signes surgissaient au long de la route. Une nouvelle société commençait déjà à se former, fondée sur l’Alliance. Moïse observait, écoutait, se retirait dans le silence, pour découvrir le bon chemin. Il guidait en suivant.

C’est aussi ce qui a soutenu Daniel au milieu de l’exil, alors que l’empire dont le peuple d’Israël était captif semblait encore tout-puissant. Il a entrevu que ce colosse imposant avait des pieds d’argile, qu’il était creux et qu’une petite pierre suffirait un jour à le faire s’écrouler (Dn 2, 31-34). Cette pierre, c’était à ses yeux le petit peuple des humbles demeurés fidèles à Yahvé. Il voyait en lui le germe d'une humanité nouvelle dont il prévoyait le triomphe (2, 44-45; 7, 18.22.27) dans sa vision d’un « Fils d'homme survenant avec les nuées du ciel » (7, 13) et incarnant le projet de Dieu sur l’humanité.

Pour les évangiles, le Royaume à venir se manifeste d’abord dans la personne et dans le projet de Jésus, en qui agit l’Esprit qui «renouvelle la face de la terre». En présentant Jésus comme la principale figure du Royaume, les évangiles manifestent le lien indissociable qui rattache le monde nouveau à l’humanité nouvelle. Et pour cette raison, ce n’est pas seulement dans les victoires de la justice et des droits que le Nouveau Testament nous invite à voir advenir le Règne de Dieu. Pour Paul et Jean, ce Règne était déjà présent dans la Passion de Jésus, «élevé» sur la croix comme un signe de victoire sur le mal (Jn 8,28). Par la suite, la résurrection n'abolira pas l'injustice et la violence sur la terre. Dieu affirmera sa seigneurie autrement, en ratifiant par la glorification de Jésus sa manière d’être et d’agir telle qu'elle est condensée dans les Béatitudes et le Sermon sur la montagne. Le Royaume s'accomplit d'abord dans une manière radicalement transformée d'être humain. Ce n’est pas seulement un certain ordre social que visent nos divers combats et engagements, mais un devenir humain selon le projet de Dieu.

Monde nouveau et humanité nouvelle

Nous sommes conviés en tant
qu’humains à une mutation de
nos façons d’être, de penser et d’agir.

L’histoire témoigne de la possibilité d'une telle transformation humaine. De Bouddha à Jésus, de Claire et François d’Assise à Gandhi ou à Dorothy Day, des femmes et des hommes ont ouverts des chemins dans le sens de la justice, de la compassion, de la fraternité universelle. Ces figures prophétiques annonçaient à travers leur expérience la possibilité d’un renouvellement du monde : accueil de l’étranger, respect de la dignité de toute personne, solidarité avec les plus démunis, combat pour la justice, choix de la non violence, pardon des ennemis, autant de pratiques qui ont rendu possibles et progressivement réelles des avancées collectives telles que l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort, l’affirmation des droits humains, l’égalité des sexes, les mesures de sécurité sociale, la démocratie participative, etc.

En réalité, cette humanité nouvelle survient à tout moment, au quotidien, dans des gestes d’entraide et de bonté, des initiatives de libération et de solidarité, dans la créativité de ceux et celles qui sont prêts à tout donner au service de la paix, de la justice ou de l’intégrité de la création. Partout sur la planète, des personnes et des groupes inventent des chemins porteurs d'avenir, parfois de manière éclatante, le plus souvent dans l'ombre et la discrétion. Ils tissent un vaste réseau de régénération du monde, en témoignant d’une véritable mutation dans la manière dont les humains peuvent entrer en relation, se laver les pieds les uns aux autres, donner joyeusement leur vie, résister aux idoles, inventer de nouvelles façons de produire et de consommer, refaire alliance avec la nature et marcher par tous ces chemins de solidarité non violente dans l'Esprit de Jésus. De telles mutations de l’expérience humaine sont le signe d’un monde déjà présent qui vient sans cesse vers nous et qui sera nouveau en tant que monde socialement organisé seulement si la vie humaine qui y est vécue est elle-même radicalement renouvelée.

L’attention à cette venue du monde nouveau peut nous apprendre à vivre dans l'espérance malgré les limites de nos réalisations. Il y a un donné qui nous précède, une présence, un certain mouvement de la vie qui s’entête à renouveler le monde, une pierre à la fois, à travers tous nos engagements mais aussi à notre insu, dans nos victoires comme au cœur de réalités qui peuvent demeurer carrément dramatiques. N’est-ce pas ainsi qu’on peut comprendre par exemple l’acharnement de milliers de groupes partout dans le monde à faire surgir des alternatives telles que des coopératives, des projets agro-alimentaires écologiques ou des entreprises d’économie sociale alors même que déferle un néolibéralisme se réclamant d’être la seule voie économique possible ? Ou la résistance d’intellectuels et de journalistes qui osent une parole libre sous la menace de la répression au cœur des dictatures ? Rien n’empêche le renouvellement du monde, quelles que soient les circonstances. Dans des camps de réfugiés ou des bidonvilles, parmi les populations décimées par la famine, les catastrophes naturelles ou la guerre, des gens témoignent d’une autre manière d’être humain alors même que la violence, l'injustice ou la misère semblent encore dominer. N’avons-nous pas tous été éblouis par les témoignages de dignité dans l’épreuve, d'attention aux victimes et d’espoir tenace dont tant de Haïtiens ont fait preuve à la suite du récent séisme ? Dans toutes sortes d’autres situations, on peut constater le même paradoxe : des pauvres ouvrent des chemins d’avenir sans cesser d’être pauvres, des victimes pardonnent à leurs agresseurs, des meurtriers s’initient à la non violence dans la brutalité du milieu carcéral, des personnes socialement exclues font des expériences exemplaires de vivre-ensemble, des faibles aident des faibles, des malades chroniques offrent dans la prière ce qu’il leur reste de vie pour tous les souffrants du monde.

Un autre monde est-il vraiment possible? Pour garder espoir, il ne s’agit pas de diluer les objectifs mais de radicaliser la problématique. Qu’il s’agisse des enjeux sociaux ou planétaires, des questions de justice ou d’environnement, nous sommes conviés en tant qu’humains à une véritable mutation de nos façons d’être, de penser et d’agir, à une réconciliation profonde avec notre propre humanité et avec la nature dans laquelle nous sommes enracinés. Tous et toutes, quelles que soient leurs convictions philosophiques ou religieuses, peuvent y reconnaître une aspiration fondamentale.

Les chrétiens y verront l’expression du dessein de Dieu créant l’homme et la femme à son image. Ils se souviendront qu’en Jésus, cette image de Dieu s’est donnée à rencontrer dans la personne de l’affamé, du malade, du prisonnier, de l’exclus : «C’est à moi que vous l’avez fait…» (Mt 25). Ce Dieu prête ainsi aux plus vulnérables son statut de référence transcendante, faisant du rapport à ceux-ci la mesure ultime du rapport à son égard. C’est un rapport libérateur à cette référence commune qui constituera le nouvel horizon du vivre ensemble révolutionnaire des premières communautés. C’est la même conviction qui poussera les Pères de l’Église à promulguer, au IVe siècle, l’exigence de la destination universelle des biens. C'est de cette inspiration radicale que se nourrira l'Église vivante, celle des saints et des prophètes, tout au long des siècles subséquents.

Peut-on espérer que l'accomplissement de notre humanité commune, sur les plans personnel et collectif, puisse servir de pierre angulaire à un projet de société ? Qu'une réciprocité foncière instaurée entre des humains égaux en dignité permette de fonder une société où les intérêts particuliers cherchent à s’inscrire dans la recherche de l’intérêt général ? Il faudrait pour cela que chaque membre du corps social en arrive à se sentir directement concerné par ce qui arrive à tous les autres : l’humanité dans son ensemble est blessée dans chaque victime du mépris, de la violence ou de l’injustice, ou grandit dans tout geste de libération et de service désintéressé. Cette intuition d'un destin partagé sur une planète qui est notre habitat commun se manifeste par exemple dans la mobilisation internationale autour d'enjeux comme la crise alimentaire, le réchauffement climatique ou la reconstruction de pays dévastés. De là à espérer que cela puisse annoncer une nouvelle conscience collective et une nouvelle figure de l'humanité, il y a un saut qui relève d’un certain acte de foi.

LE GROUPE DE THÉOLOGIE CONTEXTUELLE QUÉBÉCOISE

Février 2010

Personne-contact : Guy Côté (gcote1740@hotmail.com)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire