20 mai 2010

Groupe de théologie contextuelle québecoise

Espérance et mobilisation

    Dans nos deux textes précédents sur la crise (Qui nous fera traverser le désert ?, avril 2009; Voir venir un monde nouveau, février 2010. Cf. http://gtcq.blogspot.com/), nous avons cherché à discerner par quels chemins nous pourrions non seulement sortir de celle-ci, mais y approfondir notre espérance. Avec le désir de susciter questionnement et partage, nous terminons cette série de textes en proposant une réflexion sur la force mobilisatrice de l’espérance. L’espérance peut être spontanément associée à l’attente, comme en contradiction avec une mobilisation active et engagée. Nous croyons plutôt qu’elle est nécessaire à cet engagement : sans elle, pourquoi continuer, surtout lorsque les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous ou se font rares ? Encore faut-il l’interpréter. Dans la perspective chrétienne, elle est une recherche de cohérence entre notre agir présent et ce qui est promis par Dieu pour notre avenir commun. Le monde nouveau vient sans cesse vers nous ; il se révèle et s’actualise à travers nos engagements (cf. précédents textes). Comment lier existentiellement l’accueil de cette vie nouvelle et la responsabilité de la faire fructifier ? Comment rattacher espérance et mobilisation dans un contexte de crise et de multiples remises en question ?

   Comme les destinataires de ce texte, les membres de notre groupe se situent comme agents et non comme simples observateurs de la transformation sociale. Leurs expériences présentes et passées couvrent un large éventail d’enjeux: mouvement coopératif, action syndicale, militance féministe, droits des personnes assistées sociales, communautés ecclésiales de base, désarmement et paix, justice économique, environnement, pastorale sociale, militance intellectuelle... Sur la base de ces différents engagements, nous nous sommes demandé en quoi l’espérance telle que présentée dans nos réflexions précédentes a pu et peut toujours contribuer à orienter et renouveler nos pratiques.

1. Une ethique de l'espérance
     La figure prophétique de Jésus habite nos pratiques. Nous nous en inspirons comme de la référence ultime de notre agir, celle qui en détermine le sens et l’orientation. Nous cherchons à nous situer dans sa lignée, elle-même s’inscrivant dans celle des prophètes. De la pratique de Jésus, nous retenons surtout sa dénonciation de toute forme d’oppression et d’exclusion politique ou religieuse, sa prise de parti pour les faibles et les oubliés – expression de l’engagement sans retour de Dieu – son appel à le suivre sur un chemin de dépouillement et de service pour entrer dans le même mouvement. Dans un contexte d’injustice institutionnalisée, nous croyons que cette option implique une transformation des structures et des mentalités en vue d’établir une société plus humaine et conviviale.
    En somme, nous nous concentrons sur les exigences éthiques de la suite de Jésus. Nous cherchons à incarner et à actualiser son message par notre agir responsable. Lui-même n’a-t-il pas invité ses disciples à « faire ceci », notamment dans le récit du lavement des pieds (Jn 13) ou la parabole du jugement dernier (Mt 25) ? Il s’agit d’aimer en actes et en vérité. Dans la perspective de Jésus, l’engagement éthique confirme l’authenticité de l’espérance. Il en découle et se situe en cohérence avec elle.
Il nous empêche de trouver refuge dans l’attente passive de quelque paradis futur et constitue le critère de véracité de notre invocation du Nom de Dieu (Mt 7, 21-23).
L’engagement éthique est au cœur de notre espérance. Peut-il pour autant la fonder ? Dans quelle mesure celle-ci dépend-t-elle de la constance ou de la radicalité de nos efforts pour se réaliser ?
    Commençons par nous demander sur quel horizon de sens, sur quelle confiance en l’avenir se fonde notre engagement éthique à la suite de Jésus. Celui-ci n’a jamais proposé à notre espérance des résultats historiques précis ni le rétablissement de la royauté en Israël, ni la fin de l’injustice, de la pauvreté ou de la violence. Il annonçait pourtant la venue d’un monde nouveau déjà présent, qu’il appelait le Royaume ou Règne de Dieu, dans lequel devait s’accomplir le grand projet du Créateur pour l’humanité et pour l’univers. Et il appelait à la conversion, à un retournement radical des relations sociales pour entrer dans ce monde nouveau : le dernier sera le premier, qui s’abaisse sera élevé, tendez l’autre joue, aimez vos ennemis,malheur à vous les riches, faites vous les serviteurs les uns des autres...
    L’engagement éthique à la suite de Jésus découle d’une utopie inspirée par l’Esprit. Une telle vision de l’avenir ne relève pas de quelque anticipation de résultats prévisibles. L’espérance a sans doute besoin de la conviction que nos combats peuvent porter fruit. Il est possible d’atteindre plus de justice et d’humanité sur des terrains précis, à plus ou moins court terme : un modèle de développement durable, une moins grande dépendance au pétrole, une démocratie plus fonctionnelle, la fin de tel ou tel régime tyrannique, telle ou telle reconnaissance des droits, etc.
   L’espérance, cependant, ne se satisfait pas de gains partiels ou provisoires. Son attente est à la dimension du projet de Dieu. Elle s’appuie sur sa fidélité à l’Alliance qu’il a établie avec nous pour réaliser son œuvre. Elle compte sur son agir au cœur du nôtre pour assurer dès maintenant la fécondité de nos efforts, tout en maintenant ouverte la question de leur efficacité historique à long terme. Vouloir transformer socialement et politiquement le monde est un objectif atteignable et cohérent avec la conversion appelée par Jésus, ainsi qu’avec ses promesses, mais qui n’en épuise pas le sens et la portée. Si importante que puisse être la liste de nos victoires sectorielles, elles resteront toujours à distance d’un monde radicalement, globalement et durablement transformé. Nous ne sommes ni les maîtres d’œuvre du Règne à venir, ni les responsables de son avènement. Nous en sommes les serviteurs et les servantes, dans le dépouillement d’un savoir ou d’un pouvoir qui nous conférerait les clés de l’avenir.
     Cela n’est pas une raison pour justifier la démission ou la démobilisation. Si l’utopie de l’espérance n’attend pas le paradis sur terre, elle croit possible de s'en approcher. Elle est le ferment d'une poussée historique continuelle dans la direction d'un monde meilleur, véritablement nouveau. Cet « autre monde possible » est préfiguré et anticipé à travers la médiation de nos luttes, même si sa pleine réalisation est appelée à dépasser leur efficacité relative. C’est cette espérance  qui donne souffle à tous nos efforts. Parce que l’aboutissement de l’aventure humaine ne dépend pas de nos seuls efforts, nous pouvons être radicalement engagés à la suite de Jésus avec la même confiance filiale qui lui permettait de se laisser conduire sans compromis par l’impulsion intérieure de celui qu’il appelait familièrement son Abba (Père), des noces de Cana à la nuit de sa Passion. Tout en étant notre grande référence éthique, la figure prophétique de Jésus nous conduit vers une attitude profondément théologale.

2. Tisser les liens entre nos luttes.
   Les réseaux de militance constatent périodiquement leur difficulté à se donner des lieux de convergence, comme si leurs luttes demeuraient sectorielles. Ce fut encore le cas récemment à l’issue du dernier Forum social québécois, malgré certains efforts de rapprochement des enjeux comme dans l’éco-féminisme.
   Dans les réseaux d’inspiration chrétienne, la même fragmentation peut se produire. Il est normal que chacun ne puisse démontrer le même degré d’intérêt ou d’engagement pour les différents enjeux qui nous mobilisent. Ce qui peut devenir plus problématique, c’est une certaine méfiance ou même un antagonisme entre groupes d’orientations différentes quant aux objectifs, aux méthodes d’action, aux affiliations idéologiques ou aux appartenances institutionnelles. Cela peut parfois conduire à discréditer certaines formes d’action, ou à tenir certains groupes à l’écart de la grande confrérie, soit qu’on les juge trop peu politisés, par exemple, ou au contraire trop fermés à la dimension théologale de la foi chrétienne. Ce qui en souffre le plus alors, c’est la cause commune qui nous rassemble: celle de créer, à tous les niveaux de notre vivre ensemble, des espaces d’inclusion dans la dignité, de solidarité active avec les plus vulnérables, de relations conviviales entre nous et avec notre planète. Cette espérance partagée ne transcende-t-elle pas chacune de nos causes ou de nos approches particulières ? En nous recentrant constamment sur elle, nous pourrions mieux pratiquer entre nous cet accueil de l’altérité que nous travaillons à rendre possible dans la société comme dans l’Église.

3. Garder le souffle.
   Une autre observation fréquente dans nos réseaux, c’est que les luttes demandent pas mal de souffle et qu’il nous arrive d’en manquer. C’est normal de ressentir parfois la fatigue, mais il y a une lassitude alourdie par le doute qui peut nous miner lorsque nous avons l’impression de porter le poids du monde sur nos épaules. N’arrive-t-il pas que nous nous laissions si totalement absorber par la réalisation de nos projets ou l’avancement de nos causes que nous perdions un peu de vue d’autres manifestations et appels d'une Présence au plus près du quotidien, parmi nos proches et nos compagnes et compagnons de route, et aussi en nous-mêmes ? Ne pourrions-nous voir dans ces clins d'œil de la vie un signe d’espérance, comme un rappel de la source première de tout renouvellement du monde ?
    Notre responsabilité prend son sens comme réponse à cet Autre qui nous précède, qui est plus grand que nous et qui, comme son Père, «travaille tout le temps» (Jn 5, 17). Être attentifs à ce surgissement constant de la vie, imprévisible, sous toutes sortes de formes, permet de vivre nos luttes en alliance avec ce Vivant, de nous reconnaître portés par une vie qui agit à travers nos efforts. C’est peut-être la condition pour garder le souffle et une certaine qualité d’être dans le feu de l’action. Et aussi pour continuer de croire à l’impossible lorsque tout semble contredire nos espoirs.

4. Veiller dans la nuit.
    Comment tenir dans l’espérance au milieu d’un monde violent ? D’abord en résistant de toutes nos forces à cette violence, en prenant la défense des faibles et en combattant avec eux les puissances de mort. Le surgissement des opprimés qui se lèvent et s’organisent pour défendre leurs droits et ceux de leurs semblables est déjà un signe pour l’espérance. Des faits retentissants comme la victoire de Solidarnosc en Pologne ou la fin de l’apartheid en Afrique du Sud viennent parfois couronner leur combat de succès. Des évolutions comme la montée récente de la gauche en Amérique latine sont des signes encourageants. Au Québec, l’adoption de la loi 112 représente un acquis significatif, prolongé par un combat infatigable pour assurer sa mise en œuvre; malgré ses lacunes, l'entente à laquelle sont récemment parvenus des représentants du mouvement écologique canadien et des industries forestières pour l'exploitation de la forêt boréale donne aussi de réels motifs d'espoir. De nombreux autres gains pourraient s’ajouter à la liste. Mais comment font ceux et celles qui ne s’en sortent pas, qui finissent leur vie sous les coups de la violence et de l’injustice, dans les camps de réfugiés ou de prisonniers, par exemple, ou dans les favelas, dans les zones urbaines ravagées par les cartels de la drogue ? Quelle est cette lumière qui transparaît parfois sur le visage de tous ces crucifiés ?
    Il n’y a pas d’autre réponse à cette question que le visage du Christ en croix, exécuté entre deux brigands. Avant même sa résurrection, le libre don de sa vie diffuse la lumière d’une bonté, d’une compassion inimaginable pour l’humanité et d’un abandon confiant entre les mains du Père. La croix donne à croire que toute situation de souffrance ou d’oppression, même dramatique, peut être une voie de transformation, un chemin vers la vie.
    Il arrive que des victimes innocentes rendent le même témoignage à la vérité de Dieu, par des gestes de pardon, d’entraide et de service désintéressé, au cœur même de leur misère et parfois au risque de leur vie. Leur courage à se lever chaque matin avec la conviction que demain sera meilleur témoigne d’une indéracinable confiance en l’avenir. Il arrive qu’il ne leur reste que la souffrance, portée dans la patience et la non-violence. C’est alors la dureté de notre propre cœur que leur visage interroge en nous obligeant à en voir les effets. Comme pour ouvrir une brèche à la percée d’une conscience nouvelle, d’une autre manière d’être humain.
    La persistance ou la récurrence du mal dans le monde est l’épreuve qui peut le plus saper les bases de notre espérance et de nos engagements. Elle peut aussi servir d’aiguillon contre la démission, comme le rappel d’une urgence jamais levée. Pour que tel soit le cas, nous avons besoin de voir briller les lueurs du monde nouveau jusqu’au milieu des plus épaisses ténèbres. Voilà ce qui peut alors nous tenir debout et en marche: l’attention à la présence secrètement agissante de l’Esprit qui recrée une humanité nouvelle par une multitude de chemins souvent incompréhensibles, et qui suscite de siècle en siècle des témoins porteurs d’espérance.

Groupe de théologie contextuelle Québecoise (1)

          Personne-contact: Guy Côté (gcote1740@hotmail.com)

         (1) Michel Beaudin, Céline Beaulieu,  Guy Côté, Roger Éthier, Lise Lebrun, Jean Ménard, Richard   Renshaw; Eliana Carmen Sotomayor,Marcela Villalobos.

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