4 mars 2013

Le territoire et nous - 2

Des visions divergentes du rapport au territoire



«Je suis innue, mais je ne suis pas propriétaire ni vendeuse,

je suis gardienne du territoire.» (Denise Jourdain)


Dans cette deuxième partie[1] de notre réflexion sur le rapport au territoire dans le contexte de la ruée vers les ressources non renouvelables du Québec, nous évoquerons, (1) en premier lieu, les positions et intérêts en présence pour nous attarder, ensuite, (2)  aux logiques ou visions divergentes qui s’y expriment.  Ces dernières affleurent ici et là dans le débat en cours, mais restent trop souvent implicites. Nous tenterons, dans l’un et l’autre cas,  de présenter un condensé plus systématique de ces éléments d’analyse. Mais précisons d’abord les options qui commandent et animent notre approche des enjeux en cause.

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1. Les options sous-tendant notre approche

Un certain nombre de présupposés guident notre démarche depuis ses débuts. Il y a d’abord l’horizon de sens chrétien qui nous habite, la tradition biblique notamment. Nous lui sommes redevables, entre autres, du sens d’une gratuité originaire qui devrait imprégner la mise en ordre social des intérêts divers et donc se distiller en solidarité sociale. Cette tradition inspire aussi notre regard, notre analyse et notre solidarité prioritaires  pour les personnes et les groupes les plus vulnérables ou les perdants potentiels par rapport aux enjeux qui nous occupent; dans ce cas-ci, d’abord les Premières Nations et les communautés vivant à proximité des sites miniers.  Rien de condescendant cependant, ici,  mais plutôt la reconnaissance d’une «détresse commune», selon la très juste expression d’un porte-parole de la communauté traditionnelle mohawk. Car, en effet, c’est aussi l’ensemble de la population québécoise qui risque non seulement d’être muselée quant aux choix à faire, mais également d’en faire les frais à plus d’un titre.

            Ainsi, donc, même si la perspective évangélique est constamment présente dans les deux premiers textes, elle y est peu ou pas formulée. Il en ira autrement dans un texte ultérieur où les enjeux en cause feront expressément l’objet d’une réflexion éthique et théologique. Enfin, nous portons aussi la conviction que les conflits tels ceux abordés ici ne peuvent se ramener exclusivement à des questions de chiffres et d’intérêts économiques et politiques trop souvent résolues de façon seulement pragmatique. Ils comportent des dimensions éthiques, de sens, ainsi que de conception de l’être humain, du lien social et de notre rapport à la nature. Se pose donc une question de «vision» qui appelle des perspectives inédites. Voilà le type de préoccupations qui retiendront notre attention.

2. Les positions en présence

Les médias ont fait largement écho depuis trois ans aux positions et intérêts qui se heurtent dans le dossier des ressources du sous-sol québécois. Le débat souffre cependant de la non-divulgation de données essentielles de la part tant des compagnies (quantité et valeur du minerai extrait, profits, comptabilité interne…) que du gouvernement (redevances, règles fiscales, subventions…)[2]. S’ajoute aussi l’obstacle de la dispersion des informations disponibles.  Essayons d’abord d’esquisser une synthèse des diverses positions en présence selon les catégories d’acteurs. Cette vue d’ensemble servira d’arrière-plan à notre approche pour aller plus loin concernant la question plus spécifique des logiques sous-jacentes en cause. Nous nous limiterons ici au cas emblématique du Plan Nord qui est en fait l’habillage politique et électoral que le gouvernement Charest a donné au boom du développement minier provoqué par une hausse spectaculaire de la demande et des prix pour les métaux, dont certains très rares. Certaines considérations pourraient cependant s’appliquer aussi aux projets miniers dans d’autres régions ou encore aux cas du gaz de schiste, du pétrole ou de l’exploitation agro-industrielle des terres agricoles.

Des compagnies minières ambitieuses et exigeantes

D’un côté, il y a les compagnies minières, surtout étrangères, qui se pressent au portillon et qui cherchent à mettre les gouvernements et les populations sous pression et en concurrence d’un pays ou d’une province à l’autre afin d’obtenir les conditions les plus avantageuses. Elles veulent profiter au maximum aussi bien de la conjoncture présente que du modèle d’une époque où la valeur du minerai était beaucoup plus faible. La négociation, toujours plombée par l’exigence de «compétitivité», se joue autour de l’accessibilité au territoire, de la disponibilité des infrastructures, des redevances, de la fiscalité, de la transparence et de la prévisibilité de la réglementation, des frais de restauration des sites, de la disponibilité et des coûts de la main-d’œuvre, etc.[3]

Un gouvernement libéral complaisant à l’égard des investisseurs

«En face»,   en principe comme interlocuteur public, mais trop souvent «aux côtés» des compagnies nous trouvons un gouvernement libéral, et maintenant péquiste, coincé comme bien d’autres  par ses problèmes d’endettement et de déficit budgétaire, par l’impératif de la création d’emplois et d’une certaine prospérité, par la contrainte des législations et des pressions populaires concernant l’environnement, et mû, bien sûr, par des motifs proprement électoraux.

Jusqu’à sa défaite récente, le gouvernement Charest s’est montré timide, sinon complaisant : sur les redevances, d’abord, malgré l’explosion récente des prix, puis sur le fait de ne taxer que les profits (et encore, même pas mine par mine) plutôt que la valeur du minerai extrait, en se fiant à ce sujet aux seules informations fournies par les compagnies minières. Ces gains étaient d’ailleurs souvent compensés par les déductions fiscales et les crédits d’impôt accordés! Ce gouvernement s’est aussi refusé à discuter des redevances payées par les entreprises et il s’est abstenu de toute clause favorisant la transformation locale d’une partie du minerai sous prétexte que ce genre de «contrainte» serait du «protectionnisme» que ne pourraient lui pardonner les investisseurs étrangers[4]. On note également qu’il a refusé de troquer les infrastructures offertes aux frais des contribuables contre une participation au capital ou encore d’exiger une contribution des minières aux frais de restauration des sites abandonnés, évalués à plus de 1,3 milliard $. Il y a bien eu  quelques velléités de changement à travers le projet de loi 14 qui, par exemple, redonnait du pouvoir aux municipalités sur la gestion du territoire, une mesure décriée par les compagnies, mais ce projet de loi est mort au feuilleton. Tient donc encore la vieille Loi sur les mines (1880, avec des modifications superficielles en 1987 et 2000), ou du «free mining», caractérisée par le déséquilibre des forces entre les entreprises et les citoyens (expropriation), et prévalant sur les législations existantes et sur les droits des collectivités en matière de planification et de protection du territoire.

Le gouvernement Charest comme ceux qui l’ont précédé ont-t-ils défendu notre territoire ou s’ils l’ont mis au service d’intérêts privés? Qu’en sera-t-il du gouvernement actuel? Ses hésitations actuelles à renouveler de manière vraiment efficace l’encadrement de l’activité minière a de quoi inquiéter.

Perplexité de l’ensemble de la population, partagée entre les espérances et la suspicion

Sauf peut-être sur les possibles emplois dont la population a besoin, celle-ci a le sentiment de ne pas tirer sa «juste part» de cette richesse non-renouvelable qui lui appartient et ce, à divers plans : menace à  l’environnement, risque d’un endettement accru à long terme plutôt que la constitution d’un Fonds de réserve (à l’exemple de la Norvège) pour l’avenir en contrepartie de la perte définitive de ressources minières, absence de contrôle sur l’utilisation du territoire, surtout près des centres habités. Il y a de quoi être perplexe : faut-il brader l’avenir pour combler les besoins économiques à court terme et de même «écouter les sirènes» de la prospérité promise à long terme? Pour y voir plus clair, la société civile québécoise compte de multiples organismes et initiatives populaires exerçant une vigilance et offrant de l’information, telle la Coalition Pour que le Québec ait meilleure mine. Mais l’absence d’une législation à jour et adéquate rend le combat inégal. L’opinion publique aura-t-elle la force de faire agir le gouvernement Marois comme son représentant véritable et donc en faveur du bien commun? Les attentes sont élevées vis-à-vis de l’urgent nouveau projet de Loi sur les mines qu’il s’apprête à déposer.

Les Premières Nations : exclues de la gestion de leurs propres terres

L’épisode de la mise en œuvre de l’exploration du gaz de schiste au Sud a profondément sensibilisé l’ensemble de la population à ce que vivent depuis longtemps les Premières Nations du Nord en termes de menace au territoire et aux conditions de vie de la part des entreprises d’exploitation minière ou forestière. Ces territoires visés, elles les habitent ou les revendiquent, car elles ne les ont jamais cédés par des traités. Or, sur six peuples, trois seulement participent aux discussions : les Cris, les Naskapis et les Inuits, signataires de la Convention de la Baie-James. Les Innus, pour leur part, sont divisés; seule une minorité des neuf communautés prend part aux discussions. Les Algonquins et les Attikameks revendiquent des terres au nord du 49e parallèle, mais elles n’ont même pas été invitées à la table lors des consultations, sous prétexte qu’elles vivent au sud de celui-ci. D’autres peuples sont contournés en tant que «nations» en faisant affaire directement avec des entreprises ou des individus en leur sein, parfois comme simples «prête-noms». Redoutant la contamination des eaux souterraines par la radioactivité et ce, «pour des milliards d’années»,  le Grand Conseil cri, tout comme 93% des Cris de Mistissini,  vient d’opposer un refus définitif au projet d’exploitation de l’uranium du site Matoush[5].  

En l’absence de reconnaissance, de partenariat réel ou de convention comme celle de 1975 avec les Cris, sans droit de gouvernance donc, ces nations craignent avec raison de ne pas pouvoir trouver leur compte dans le Plan Nord, ou son équivalent sous le gouvernement Marois,  que ce soit pour la protection de leur environnement ou pour un développement économique et social cruellement en souffrance. Qu’on pense ici aux problèmes de logement, d’éducation, de chômage, de formation à l’emploi, de décrochage scolaire, de violence familiale, de suicides qui affligent les communautés autochtones, encore aggravés par un boom démographique. Les Premières Nations seront-elles encore exclues d’un développement sur leurs terres qui risque alors de se faire à leurs dépens, par pillage? N’y a-t-il pas là une menace de répétition de l’histoire, comme l’exprimait avec force une observatrice comme Monique Durand à propos des Innus : «Peuples nomades des forêts, au fil des ans devenus sédentaires du littoral et bientôt peuples mis en bocaux avec cette Loi sur les Indiens qui créait un système de réserves pour les regrouper, les assimiler et permettre aux grandes entreprises d’exploiter leurs territoires.»[6] La «conquête» va-t-elle encore se poursuivre en ce XXIe siècle, avec sa politique d’apartheid[7]? Le projet controversé qui a été présenté comme Plan Nord se transformera-t-il en une épopée du «Far North» à l’image de ce que fut le Far West américain, d’autant plus que les changements climatiques pourraient éventuellement y entraîner un fort et envahissant déplacement des populations du Sud vers ces régions?

Le système des réserves, comme source de déracinement, de fracture communautaire et de précarité perpétuelle, fut une tragédie sans nom pour ces peuples dont l’identité était fortement liée à leur territoire[8] et faite de tous les éléments de celui-ci. N’y a-t-il pas là la mise en scène de notre propre sort possible dont l’irruption massive d’une exploitation minière, gazière ou pétrolière incontrôlée nous fait subitement prendre conscience. Soudain, nous réalisons nous aussi à quel point notre existence et notre identité mêmes se jouent largement sur le sort de notre territoire considéré comme un patrimoine vital et donc à recevoir et à léguer? Le souci du territoire n’offre-t-il pas une mise en perspective de toutes les autres questions plutôt que de laisser quelque intérêt particulier prendre toute la place? Il nous faut donc préciser les logiques du rapport au territoire qui semblent s’entrechoquer ici.

3. Quelles logiques «territoriales» s’entrechoquent ici?

Dégageons de ce qui précède deux logiques profondément divergentes concernant le territoire et le rapport à celui-ci tout en tâchant d’y situer les divers acteurs, et ceci en restant conscients que ceux-ci «flirtent» parfois avec la logique opposée.

La logique du territoire comme simple «ressource»

On peut d’abord parler d’une logique marchande ou d’instrumentalisation du territoire. Celui-ci n’apparaît plus que comme «ressource» ou moyen en vue d’une finalité qui lui est étrangère. De la même façon qu’une entreprise peut dire à ses employés qu’ils sont sa première «ressource», ce qui est certes une forme d’insulte! Le territoire est réduit à un simple «actif» et occasion de profit pour des actionnaires anonymes et lointains via la croissance d’une entreprise dont on n'espère qu’un enrichissement individuel. Selon cette logique, aucune «identité» n’est reconnue au territoire pas plus qu’à la population qui l’habite. Il est absolument «objectivé», dégagé de tout rapport pour ainsi dire. Il n’est valorisé que s’il entre dans la sphère du Capital et seulement à ce titre. Un territoire donné n’y est que partie d’une équation  économique de coûts/bénéfices (espérés)[9].

Dans le secteur minier, les investissements sont souvent étrangers. Les exploitants en tant que tels sont sans «patrie» ou territoire. Ou plutôt leur «territoire» est le monde entier indistinctement, ce qui est le contraire d’un territoire véritable. Leur vraie patrie, ce sont leurs capitaux «baladeurs». En fait, la globalisation a «dé-territorialisé» le monde pour en faire un vaste et uniforme champ d’affaires, vide d’appartenances et d’identités propres. C’est la phase présente d’un long processus historique.

Au Moyen Âge, sous le régime féodal, la masse des paysans et des artisans était regroupée dans des fiefs ou territoires de seigneurs souverains. Ils y étaient à la fois soumis et «protégés». Puis vint la modernité et la restructuration de cet ordre social en États-nations (territoires «nationaux»),  gouvernés par des rois[10] puis par des régimes parlementaires. La population d’Occident se transformera en «travailleurs» et en «travailleuses» à la merci des emplois offerts, puis, au fil des luttes, elle se verra peu à peu accorder des droits sociaux garantis par des législations.

Or, aujourd’hui, la globalisation met à mal le pouvoir souverain des États-nations et donc la capacité de ceux-ci de faire respecter leur territoire et ses frontières de même que les droits des populations qui l’habitent, dans un «laisser faire» extrême au profit de puissants conglomérats d’affaires aussi bien locaux que mondiaux, ceux-ci étant mus, bien sûr, par des intérêts propres[11]. Les conséquences en sont incalculables. Selon plusieurs analystes, l’identité ne peut se former et se développer que par l’appartenance à un «lieu». Les opérateurs globaux peuvent être «dans» un lieu, mais ne sont jamais «d’un» lieu. Ils flottent «quelque part dans le nulle part» et deviennent d’autant plus étrangers et dangereux pour toute humanité «locale» qui s’agrippe désespérément à elle-même et à son territoire face à la tornade qui déferle sur elle.[12]

Même dans le cas où une firme s’approprie un territoire, cette propriété n’a qu’une fin d’«utilisation» et conduit à ne pas assumer les devoirs d’un propriétaire (ex. rétablir son intégrité après avoir exploité une mine). Selon cette logique du territoire comme simple «ressource», posséder ou «utiliser» un territoire ne se distingue pas de posséder tout autre «capital». C’est une vision où un prix peut être mis sur tout[13], où tout peut donc être monnayable. Ce rapport n’implique pas d’engagement vis-à-vis du territoire au-delà de l’horizon du profit projeté. Ce qui peut être plus difficilement le cas pour une entreprise implantée depuis longtemps et dont les propriétaires auraient des attaches historiques et humaines avec le milieu, pour une entreprise qui serait «enchâssée» (K. Polanyi) dans le territoire.

Des entreprises peuvent même inverser le rapport au territoire et aux populations : sur la base de pratiques historiques ou juridiques plus que questionnables (ex. facilité d’accès au territoire minier sur la base d’un simple «claim», sous l’ancienne loi des mines), on prend pour des droits acquis cet accès et même la supposée «propriété» jusqu’au point de réclamer des indemnisations si la législation et les normes changent en raison, par exemple, de la découverte de risques ou d’inconvénients environnementaux importants!

Dans cette logique, le territoire peut être l’objet d’un marchandage peu subtil avec les populations : on sait la vulnérabilité de celles-ci en raison de leur besoin d’emplois ou de leur survie économique. Alors des entreprises se servent de ce levier pour que les habitants leur remettent leur territoire en otage. Il en fut de même historiquement à propos des conditions de travail, de la syndicalisation, etc., toujours avec la menace de quitter la région donnée. Traditionnellement, on défendait militairement le territoire vis-à-vis des envahisseurs. Aujourd’hui, l’envahisseur est plus subtil; il est économique et peut même être de l’intérieur ou local[14].  Il peut agir à sa guise sous la loi du libre-échange décidé par des gouvernements avec l’autorisation ou non de leur peuple. En contrôlant  économiquement le territoire, il acquiert un contrôle considérable sur nos vies.

Enfin, soulignons que cette logique est celle du court terme ou, du moins, du temps limité à celui qui est nécessaire à la seule mise en œuvre des profits à tirer d’une exploitation. Pour les actionnaires et investisseurs individuels, c’est le profit financier à court terme qui compte. Plus que jamais, leur capital est toujours prêt à quelque  «infidélité». C’est ainsi que pour les investisseurs miniers étrangers, par exemple, le risque environnemental et social est sans conséquence, d’où l’inutilité, aux yeux de plusieurs, du principe de précaution.  Au total, l’abandon du territoire à cette seule première logique ne peut mener qu’à sa destruction comme la globalisation néolibérale actuelle nous en livre déjà des illustrations à travers le monde.

Une logique alternative : celle d’un rapport vital au territoire

Il existe une autre logique, celle d’un rapport vital au territoire. Nous l’avons déjà évoquée plus haut pour les Premières Nations.  Celle-ci s’apparente à notre propre perspective sur laquelle nous reviendrons dans le prochain texte. Toutes les populations ressentent aussi leur  territoire comme leur étant «donné», d’où un sentiment fondamental de «gratitude» au moins vis-à-vis de ceux qui nous l’ont légué non seulement habitable mais hospitalier, et un sentiment d’«obligation» à transmettre l’intégralité de ce legs à leurs descendants[15]. Elles perçoivent aussi leur dépendance à divers plans  pour en vivre : nourriture, abri, source de travail (quelle que soit la forme d’organisation de celui-ci), environnement, histoire et culture… «Le pays, c’est viscéral», pour reprendre les mots d’un personnage de la trilogie de Pierre Perreault sur l’Île aux Coudres. Cette dépendance donne lieu à une réciprocité et donc à une responsabilité à son égard. Ce rapport engage plus qu’un prix pour une chose quelconque, interchangeable, mais une appartenance, notre humanité même, et donc notre dignité.  

Le territoire fait partie de l’histoire collective et personnelle, et celle-ci en est indissociable. Il est milieu de vie; il est source de vie et de culture. Il y a appartenance mutuelle (ce qui n’est pas la même chose que «propriété») entre une population et le territoire où elle vit. Cette réciprocité appelle l’engagement à protéger le territoire, à le gérer de façon responsable, à le rendre intact ou amélioré aux générations suivantes. Et c’est précisément cette responsabilité de sauvegarde qui nous autorise, au premier chef,  à décider de son aménagement et de son usage. La poétesse innue, Joséphine Bacon, résume bien ce lien  par la négative: «Si tu n’aimes pas quelque chose, tu ne le sauveras pas». Un tel lien vital ne se prouve pas; on ne peut qu’en témoigner.

Cette logique fonde l’exigence d’une autonomie locale (ou tout au moins «nationale») quant aux décisions à prendre et ne peut rimer qu’avec démocratie. Mais la gestion du territoire et de son développement est complexe et doit encore faire face à de nombreux dilemmes. Ainsi celui de la nécessaire création d’emplois à concilier avec d’autres finalités telles, en notre contexte,  la préservation de l’environnement, l’occupation du territoire et son corollaire de maintien des services, l’attraction d’investissements, la transformation locale des ressources, l’innovation, etc.

Une approche holistique s’impose pour mieux articuler dans la réciprocité ce qui, selon une vision parcellaire, ne ferait que s’opposer. Les Premières Nations auraient tant à nous apprendre à cet égard! Ainsi, la dynamique néolibérale paraît exiger la dégradation environnementale comme prix de la compétitivité économique. Mais, dans une autre perspective, la qualité du territoire n’est-elle pas condition de meilleures possibilités économiques? Seule, cependant, une sagesse collective ancrée dans un attachement au territoire et à son histoire ainsi que dans des liens sociaux et politiques forts pourrait élever le débat au niveau de la logique espérée.

Enfin, le rapport au territoire étant inséparable du rapport au temps, on aura compris ici que cette autre logique commande une perspective de long terme, sans fin pré-déterminée, car coïncidant avec la vie même sur le territoire. La pérennité d’une population, d’une nation ou d’une patrie est liée à la viabilité continue de son territoire. Pourrait également s’inscrire ici le débat sur le cosmocentrisme et l’anthropocentrisme, une tension qui ne peut être réduite à la polarisation entre traditionalisme et société «modernisante» de surconsommation qui déchire certaines communautés autochtones, et qui s’exprime autrement dans le reste de la population.

L’État comme instance politique d’arbitrage, en principe dans une perspective de gardien du bien commun

Les logiques certes mutuellement incompatibles que nous avons discernées à travers les positions en présence sont-elles condamnées au seul rapport de force jusqu’à l’élimination de l’une d’elles? Comment assurer, alors, le vivre ensemble? C’est ici que se pose la question du rôle de l’État comme instance d’arbitrage dans une perspective de bien commun entre les logiques concernant le territoire.

Comme déjà mentionné, les gouvernements élus démocratiquement, de par leur nature même et en raison de leur contexte socio-économique, sont soumis à des pressions déterminées : impératif de leur réélection qui dépend globalement de la satisfaction des populations à leur égard, et plus particulièrement de la situation de l’économie, de l’emploi et des finances publiques; contraintes budgétaires et évaluation par les agences de notation; lobbys divers, etc. Le gouvernement québécois n’échappe pas à cet écheveau de considérations. La tentation est alors forte de n’adopter qu’une perspective de court terme en concédant ou sacrifiant démesurément du territoire, de l’avenir et de l’intérêt public dans l’espoir d’attirer plus d’investisseurs et d’en tirer malgré tout le «plat de lentilles» nécessaire à sa survie. Le gouvernement Charest a paru être de ce nombre, en plus de professer le même credo économique que l’industrie minière.

L’attitude des gouvernements vis-à-vis des intérêts privés, étrangers ou nationaux variera donc selon le type de contraintes évoquées ici, mais aussi en fonction de sa vision de la société et de ses options idéologiques. Le gouvernement Charest, par exemple,  endossait ou partageait l’idéologie néolibérale de la majorité des investisseurs selon laquelle la poursuite acharnée de leur intérêt propre par les entreprises servait automatiquement, par la «main invisible» du marché, la croissance et ainsi l’intérêt général et la prospérité de tous. Ce qui faisait conclure que les entreprises devaient donc être considérées comme  les bienfaitrices du monde. Tout leur serait donc dû; elles ne devraient rien à personne (image du «self made man») et l’idéal serait que l’on ne mette aucune limite à leur action «salvatrice»! Malgré leur option souverainiste et une sensibilité sociale plus marquée, les gouvernements péquistes antérieurs ne se sont pas vraiment démarqués de cette orientation en ce qui concerne le rôle de l’État vis-à-vis de l’économie. Le gouvernement Marois ne semble pas, lui non plus, vraiment prêt à rompre avec le passé récent et à prendre ses distances avec ce modèle dépassé?

Car c’est malheureusement encore ce genre d’État que recherchent plus que jamais aujourd’hui les entreprises, particulièrement dans le secteur minier. De plus, elles préfèrent n’avoir affaire qu’à un seul interlocuteur politique, ce qui leur permet de concentrer leur influence et de contrer l’imprévisibilité. À l’inverse, le pouvoir des populations locales  les déstabilise et les heurte, comme le montrent leurs réactions au projet de loi 14 prévoyant une délégation de pouvoir aux municipalités dans la gestion du territoire.

Il faut donc constater que le néolibéralisme a cristallisé un état de choses correspondant à la première logique décrite plus haut. Cette dynamique  a privé graduellement les gouvernements nationaux ou locaux des moyens non seulement d’emprunter une voie alternative mais même de réduire significativement les effets d’une globalisation incontrôlée. Ce qui les force le plus souvent à chercher à «sauver les meubles» à court terme quitte à sacrifier le long terme. Sans compter que la culture politique s’est peu à peu imprégnée de la même logique.

Si bien que seuls une prise de conscience et un engagement profond de solidarité vis-à-vis du territoire et de sa population pourraient permettre à un gouvernement de «transcender» ses intérêts immédiats. Mais ceci même suppose un sursaut dans l’opinion publique, une société civile prenant conscience de la «prison» que le néolibéralisme  est en train d’ériger autour de nous, et capable ainsi de faire pression sur son gouvernement pour l’adoption de politiques autres. Une pente d’autant plus difficile à remonter que la logique dénoncée a aussi pénétré la vie et la mentalité de la population elle-même.

Bien qu’ainsi coincés, il nous faut quand même entreprendre une marche à rebours et (nous) poser des questions fondamentales. Ainsi, du point de vue juridique en vigueur, le territoire est-il «propriété» commune (ou collective) ou de l’État (la Couronne, sous régime britannique)? L’État est-il «NÔTRE», tout comme les richesses du territoire, et donc, avant tout, le gardien et le fiduciaire de NOTRE bien commun? Est-il NOTRE représentant d’affaires auprès des investisseurs et non le représentant des deux logiques en présence ici, c’est-à-dire un simple arbitre neutre chargé de satisfaire chacune d’elles? En somme est-il bien le délégué de la population locale dans la  gestion du territoire, ou s’il peut légitimement et légalement obéir à d’autres intérêts que ceux qui sont communs à cette population?

Sur ce, donnons-nous rendez-vous dans un prochain et dernier texte sur cette question du territoire. Nous y explorerons plus à fond les dimensions culturelle, éthique et spirituelle du rapport au territoire dans une perspective inspirée principalement par la tradition biblique et chrétienne. Dans l’espérance de puiser dans une telle approche l’utopie et l’élan nécessaires à nos choix personnels et collectifs pour baliser et mettre en route un autre rapport possible au territoire.

 

Le Groupe de théologie contextuelle québécoise[16]

Michel Beaudin, Céline Beaulieu, Ariane Collin, Guy Côté, Lise Lebrun, Richard Renshaw

 

21 février 2013



[1] Pour la réflexion initiale du Groupe de théologie contextuelle québécoise (GTCQ), voir Le territoire et nous, 15 mars 2012 (www.gtcq.blogspot.com).
[2] Dans un nouveau rapport,  le Commissaire au développement durable constate que, malgré une recommandation majeure du Vérificateur général en 2009, le ministère des Ressources naturelles n’a toujours «pas effectué l’analyse des principaux coûts et bénéfices reliés à l’exploitation minière», ce qui l’empêche «d’estimer les retombées nettes des activités minières pour la société québécoise», et ainsi le taux adéquat de redevances minières. Selon M. Jean Cinq-Mars, sans étude propre, le ministère ne peut apprécier «sous l’angle de l’intérêt collectif» l’information contenue dans les études «des diverses parties prenantes», qui arrivent d’ailleurs à des résultats contradictoires et donc non fiables. (Jessica Nadeau, «Redevances minières : le Québec avance à l’aveuglette», Le Devoir, 21 février 2013,  p. A 1).
[3] Pour plus de détails sur la conduite et les positions de ces entreprises, on se référera à notre premier texte (voir note 1 ci-haut).
 
[4] Selon les propos du ministre délégué aux Ressources naturelles (Serge Simard) rapportés dans Alexandre Shields, «Forcer la transformation du minerai ici serait néfaste pour le Québec», Le Devoir, 7 février 2012, p. B 1.
[5] Voir le film Uranium P.Q. de Stanley Brown, qui sera bientôt diffusé à Radio-Canada.
[6] «Le Nord et nous», Le Devoir, 25-26 juin 2011, p. A 1 et A 10.
[7] L’on sait que la politique d’apartheid, ou de «développement  séparé», longtemps pratiquée en Afrique du Sud, s’était inspirée directement de la législation canadienne sur les Indiens et donc du système des réserves. Celles-ci s’appelleront «bantoustans» en Afrique du Sud. Le régime y regroupera 87% de sa population (des Noirs en très grande majorité) sur les terres les plus arides.
[8] Les maux sociaux et autres qui affligent les individus et les communautés des Premières Nations illustrent la profondeur des conséquences découlant de l’atteinte grave à leurs territoires et à leur identité (ex. :  l’arrachement des enfants à leur famille puis leur déculturation dans  des pensionnats). En témoignent aussi les auditions de la Commission vérité et réconciliation du Canada, ainsi que la vigueur nouvelle des revendications et d’un mouvement de protestation comme Idle no more.
[9]  L’actuel projet de réforme de l’assurance-emploi illustre bien l’inhumanité de l’oubli du caractère vital du territoire. Obsédé par ses préoccupations exclusivement macro-économiques en faveur du Capital, le gouvernement conservateur, constatant le manque de main-d’œuvre dans l’industrie extractive de l’Alberta, est prêt à affamer celle des Maritimes et de l’Est du Québec aux prises avec une économie saisonnière, pour forcer son émigration vers l’Ouest du pays.
[10] Une colonie comme la Nouvelle-France naîtra en cette période charnière et connaîtra la combinaison  d’un régime seigneurial et d’un gouvernement royal.
[11] La globalisation d’aujourd’hui présente d’ailleurs des analogies avec ce qui s’est produit lors de la colonisation du «Nouveau» monde, considéré pratiquement comme vide et simple objet d’accaparement par le premier arrivé ou par le plus fort.
[12] Cf. Zygmunt Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Hachette, 2009 (2003), pp. 121-126.
[13] «On nous demande toujours le prix de nos droits. Pour moi, ça n’a pas de prix.» (Ellen Gabriel, militante mohawk, citée dans Amélie Daoust-Boisvert, «Des femmes autochtones dénoncent le Plan Nord», Le Devoir, 29-30 septembre 2012, p. A  3).
[14]  On a vu dernièrement les patrons locaux sonner l’alarme face à l’«instabilité» économique sous le gouvernement Marois qui minerait la prospérité économique. Ils disent agir tels «de bons pères de famille» et comme «défenseurs des intérêts du Québec», mais ne s’inquiètent-ils pas plutôt que  le libre profit ne soit plus le «critère prépondérant dans la détermination des politiques» gouvernementales? (Cf. David Robitaille, «Le patronat inquiet…pour son portefeuille», Le Devoir, 24 septembre 2012).
[15] La cosmovision des peuples autochtones et la tradition biblique convergent étonnamment à ce sujet.
[16] Pour nous contacter : Lise Lebrun ( lebrun_lise@videotron.ca ). Voir aussi notre blogue : www.gtcq.blogspot.com

1 commentaire:

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