Des visions divergentes du rapport au
territoire
«Je suis innue, mais je ne suis pas
propriétaire ni vendeuse,
je suis gardienne du territoire.»
(Denise Jourdain)
Dans
cette deuxième partie[1]
de notre réflexion sur le rapport au territoire dans le contexte de la ruée
vers les ressources non renouvelables du Québec, nous évoquerons, (1) en
premier lieu, les positions et intérêts en présence pour nous attarder, ensuite,
(2) aux logiques ou visions divergentes
qui s’y expriment. Ces dernières
affleurent ici et là dans le débat en cours, mais restent trop souvent
implicites. Nous tenterons, dans l’un et l’autre cas, de présenter un condensé plus systématique de
ces éléments d’analyse. Mais précisons d’abord les options qui commandent et
animent notre approche des enjeux en cause.
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1. Les options sous-tendant notre approche
Un certain nombre de présupposés guident notre
démarche depuis ses débuts. Il y a d’abord l’horizon de sens chrétien qui nous
habite, la tradition biblique notamment. Nous lui sommes redevables, entre
autres, du sens d’une gratuité originaire qui devrait imprégner la mise en
ordre social des intérêts divers et donc se distiller en solidarité sociale.
Cette tradition inspire aussi notre regard, notre analyse et notre solidarité
prioritaires pour les personnes et les
groupes les plus vulnérables ou les perdants potentiels par rapport aux enjeux
qui nous occupent; dans ce cas-ci, d’abord les Premières Nations et les
communautés vivant à proximité des sites miniers. Rien de condescendant cependant, ici, mais plutôt la reconnaissance d’une «détresse
commune», selon la très juste expression d’un porte-parole de la communauté
traditionnelle mohawk. Car, en effet, c’est aussi l’ensemble de la population
québécoise qui risque non seulement d’être muselée quant aux choix à faire,
mais également d’en faire les frais à plus d’un titre.
Ainsi,
donc, même si la perspective évangélique est constamment présente dans les deux
premiers textes, elle y est peu ou pas formulée. Il en ira autrement dans un
texte ultérieur où les enjeux en cause feront expressément l’objet d’une
réflexion éthique et théologique. Enfin, nous portons aussi la conviction que
les conflits tels ceux abordés ici ne peuvent se ramener exclusivement à des
questions de chiffres et d’intérêts économiques et politiques trop souvent
résolues de façon seulement pragmatique. Ils comportent des dimensions
éthiques, de sens, ainsi que de conception de l’être humain, du lien social et
de notre rapport à la nature. Se pose donc une question de «vision» qui appelle
des perspectives inédites. Voilà le type de préoccupations qui retiendront
notre attention.
2. Les positions en présence
Les médias ont fait largement écho depuis
trois ans aux positions et intérêts qui se heurtent dans le dossier des
ressources du sous-sol québécois. Le débat souffre cependant de la
non-divulgation de données essentielles de la part tant des compagnies
(quantité et valeur du minerai extrait, profits, comptabilité interne…) que du
gouvernement (redevances, règles fiscales, subventions…).
S’ajoute aussi l’obstacle de la dispersion des informations disponibles. Essayons d’abord d’esquisser une synthèse des
diverses positions en présence selon les catégories d’acteurs. Cette vue
d’ensemble servira d’arrière-plan à notre approche pour aller plus loin
concernant la question plus spécifique des logiques sous-jacentes en cause.
Nous nous limiterons ici au cas emblématique du Plan Nord qui est en
fait l’habillage politique et électoral que le gouvernement Charest a donné au
boom du développement minier provoqué par une hausse spectaculaire de la
demande et des prix pour les métaux, dont certains très rares. Certaines
considérations pourraient cependant s’appliquer aussi aux projets miniers dans
d’autres régions ou encore aux cas du gaz de schiste, du pétrole ou de
l’exploitation agro-industrielle des terres agricoles.
Des compagnies minières ambitieuses et
exigeantes
D’un côté, il y a les compagnies minières,
surtout étrangères, qui se pressent au portillon et qui cherchent à mettre les
gouvernements et les populations sous pression et en concurrence d’un pays ou
d’une province à l’autre afin d’obtenir les conditions les plus avantageuses.
Elles veulent profiter au maximum aussi bien de la conjoncture présente que du
modèle d’une époque où la valeur du minerai était beaucoup plus faible. La
négociation, toujours plombée par l’exigence de «compétitivité», se joue autour
de l’accessibilité au territoire, de la disponibilité des infrastructures, des
redevances, de la fiscalité, de la transparence et de la prévisibilité de la
réglementation, des frais de restauration des sites, de la disponibilité et des
coûts de la main-d’œuvre, etc.[3]
Un gouvernement libéral complaisant à
l’égard des investisseurs
«En face», ─ en principe comme interlocuteur public, mais
trop souvent «aux côtés» des compagnies ─ nous
trouvons un gouvernement libéral, et maintenant péquiste, coincé comme bien
d’autres par ses problèmes d’endettement
et de déficit budgétaire, par l’impératif de la création d’emplois et d’une
certaine prospérité, par la contrainte des législations et des pressions
populaires concernant l’environnement, et mû, bien sûr, par des motifs
proprement électoraux.
Jusqu’à sa défaite récente, le
gouvernement Charest s’est montré timide, sinon complaisant : sur les
redevances, d’abord, malgré l’explosion récente des prix, puis sur le fait de
ne taxer que les profits (et encore, même pas mine par mine) plutôt que la
valeur du minerai extrait, en se fiant à ce sujet aux seules informations
fournies par les compagnies minières. Ces gains étaient d’ailleurs souvent
compensés par les déductions fiscales et les crédits d’impôt accordés! Ce
gouvernement s’est aussi refusé à discuter des redevances payées par les
entreprises et il s’est abstenu de toute clause favorisant la transformation
locale d’une partie du minerai sous prétexte que ce genre de «contrainte» serait
du «protectionnisme» que ne pourraient lui pardonner les investisseurs
étrangers[4]. On note également
qu’il a refusé de troquer les infrastructures offertes aux frais des contribuables
contre une participation au capital ou encore d’exiger une contribution des
minières aux frais de restauration des sites abandonnés, évalués à plus de 1,3
milliard $. Il y a bien eu quelques
velléités de changement à travers le projet de loi 14 qui, par exemple,
redonnait du pouvoir aux municipalités sur la gestion du territoire, une mesure
décriée par les compagnies, mais ce projet de loi est mort au feuilleton. Tient
donc encore la vieille Loi sur les mines (1880, avec des modifications superficielles
en 1987 et 2000), ou du «free mining», caractérisée par le déséquilibre des
forces entre les entreprises et les citoyens (expropriation), et prévalant sur
les législations existantes et sur les droits des collectivités en matière de
planification et de protection du territoire.
Le gouvernement Charest comme ceux qui
l’ont précédé ont-t-ils défendu notre territoire ou s’ils l’ont mis au service
d’intérêts privés? Qu’en sera-t-il du gouvernement actuel? Ses hésitations
actuelles à renouveler de manière vraiment efficace l’encadrement de l’activité
minière a de quoi inquiéter.
Perplexité de l’ensemble de la
population, partagée entre les espérances et la suspicion
Sauf peut-être sur les possibles emplois
dont la population a besoin, celle-ci a le sentiment de ne pas tirer sa «juste
part» de cette richesse non-renouvelable qui lui appartient et ce, à divers
plans : menace à l’environnement,
risque d’un endettement accru à long terme plutôt que la constitution d’un
Fonds de réserve (à l’exemple de la Norvège) pour l’avenir en contrepartie de
la perte définitive de ressources minières, absence de contrôle sur
l’utilisation du territoire, surtout près des centres habités. Il y a de quoi
être perplexe : faut-il brader l’avenir pour combler les besoins
économiques à court terme et de même «écouter les sirènes» de la prospérité
promise à long terme? Pour y voir plus clair, la société civile québécoise
compte de multiples organismes et initiatives populaires exerçant une vigilance
et offrant de l’information, telle la Coalition Pour que le Québec ait meilleure
mine. Mais l’absence d’une législation à jour et adéquate rend le combat
inégal. L’opinion publique aura-t-elle la force de faire agir le gouvernement Marois
comme son représentant véritable et donc en faveur du bien commun? Les attentes
sont élevées vis-à-vis de l’urgent nouveau projet de Loi sur les mines qu’il
s’apprête à déposer.
Les Premières Nations : exclues de
la gestion de leurs propres terres
L’épisode de la mise en œuvre de
l’exploration du gaz de schiste au Sud a profondément sensibilisé l’ensemble de
la population à ce que vivent depuis longtemps les Premières Nations du Nord en
termes de menace au territoire et aux conditions de vie de la part des
entreprises d’exploitation minière ou forestière. Ces territoires visés, elles
les habitent ou les revendiquent, car elles ne les ont jamais cédés par des
traités. Or, sur six peuples, trois seulement participent aux
discussions : les Cris, les Naskapis et les Inuits, signataires de la
Convention de la Baie-James. Les Innus, pour leur part, sont divisés; seule une
minorité des neuf communautés prend part aux discussions. Les Algonquins et les
Attikameks revendiquent des terres au nord du 49e parallèle, mais
elles n’ont même pas été invitées à la table lors des consultations, sous
prétexte qu’elles vivent au sud de celui-ci. D’autres peuples sont contournés
en tant que «nations» en faisant affaire directement avec des entreprises ou
des individus en leur sein, parfois comme simples «prête-noms». Redoutant la
contamination des eaux souterraines par la radioactivité et ce, «pour des
milliards d’années», le Grand Conseil
cri, tout comme 93% des Cris de Mistissini,
vient d’opposer un refus définitif au projet d’exploitation de l’uranium
du site Matoush[5].
En l’absence de reconnaissance, de
partenariat réel ou de convention comme celle de 1975 avec les Cris, sans droit
de gouvernance donc, ces nations craignent avec raison de ne pas pouvoir
trouver leur compte dans le Plan Nord, ou son équivalent sous le gouvernement
Marois, que ce soit pour la protection
de leur environnement ou pour un développement économique et social cruellement
en souffrance. Qu’on pense ici aux problèmes de logement, d’éducation, de
chômage, de formation à l’emploi, de décrochage scolaire, de violence
familiale, de suicides qui affligent les communautés autochtones, encore
aggravés par un boom démographique. Les Premières Nations seront-elles encore
exclues d’un développement sur leurs terres qui risque alors de se faire à
leurs dépens, par pillage? N’y a-t-il pas là une menace de répétition de
l’histoire, comme l’exprimait avec force une observatrice comme Monique Durand
à propos des Innus : «Peuples nomades des forêts, au fil des ans devenus
sédentaires du littoral et bientôt peuples mis en bocaux avec cette Loi sur les
Indiens qui créait un système de réserves pour les regrouper, les assimiler et
permettre aux grandes entreprises d’exploiter leurs territoires.»[6]
La «conquête» va-t-elle encore se poursuivre en ce XXIe siècle, avec
sa politique d’apartheid[7]?
Le projet controversé qui a été présenté comme Plan Nord se transformera-t-il
en une épopée du «Far North» à
l’image de ce que fut le Far West américain,
d’autant plus que les changements climatiques pourraient éventuellement y
entraîner un fort et envahissant déplacement des populations du Sud vers ces
régions?
Le système des réserves, comme source de
déracinement, de fracture communautaire et de précarité perpétuelle, fut une
tragédie sans nom pour ces peuples dont l’identité était fortement liée à leur
territoire[8]
et faite de tous les éléments de celui-ci. N’y a-t-il pas là la mise en scène
de notre propre sort possible dont l’irruption massive d’une exploitation
minière, gazière ou pétrolière incontrôlée nous fait subitement prendre
conscience. Soudain, nous réalisons nous aussi à quel point notre existence et
notre identité mêmes se jouent largement sur le sort de notre territoire
considéré comme un patrimoine vital et donc à recevoir et à léguer? Le souci du
territoire n’offre-t-il pas une mise en perspective de toutes les autres
questions plutôt que de laisser quelque intérêt particulier prendre toute la
place? Il nous faut donc préciser les logiques du rapport au territoire qui
semblent s’entrechoquer ici.
3. Quelles logiques «territoriales»
s’entrechoquent ici?
Dégageons de ce qui précède deux logiques
profondément divergentes concernant le territoire et le rapport à celui-ci tout
en tâchant d’y situer les divers acteurs, et ceci en restant conscients que
ceux-ci «flirtent» parfois avec la logique opposée.
La logique du territoire comme simple
«ressource»
On peut d’abord parler d’une logique
marchande ou d’instrumentalisation du territoire. Celui-ci n’apparaît plus
que comme «ressource» ou moyen en vue d’une finalité qui lui est étrangère. De
la même façon qu’une entreprise peut dire à ses employés qu’ils sont sa
première «ressource», ce qui est certes une forme d’insulte! Le territoire est
réduit à un simple «actif» et occasion de profit pour des actionnaires anonymes
et lointains via la croissance d’une entreprise dont on n'espère qu’un
enrichissement individuel. Selon cette logique, aucune «identité» n’est
reconnue au territoire pas plus qu’à la population qui l’habite. Il est
absolument «objectivé», dégagé de tout rapport pour ainsi dire. Il n’est
valorisé que s’il entre dans la sphère du Capital et seulement à ce titre. Un
territoire donné n’y est que partie d’une équation économique de coûts/bénéfices (espérés).
Dans le secteur minier, les
investissements sont souvent étrangers. Les exploitants en tant que tels sont sans
«patrie» ou territoire. Ou plutôt leur «territoire» est le monde entier
indistinctement, ce qui est le contraire d’un territoire véritable. Leur vraie
patrie, ce sont leurs capitaux «baladeurs». En fait, la globalisation a «dé-territorialisé» le monde pour en faire un
vaste et uniforme champ d’affaires, vide d’appartenances et d’identités
propres. C’est la phase présente d’un long processus historique.
Au Moyen Âge, sous le régime féodal, la
masse des paysans et des artisans était regroupée dans des fiefs ou territoires
de seigneurs souverains. Ils y étaient à la fois soumis et «protégés». Puis
vint la modernité et la restructuration de cet ordre social en États-nations
(territoires «nationaux»), gouvernés par
des rois[10] puis
par des régimes parlementaires. La population d’Occident se transformera en
«travailleurs» et en «travailleuses» à la merci des emplois offerts, puis, au
fil des luttes, elle se verra peu à peu accorder des droits sociaux garantis
par des législations.
Or, aujourd’hui, la globalisation met à
mal le pouvoir souverain des États-nations et donc la capacité de ceux-ci de
faire respecter leur territoire et ses frontières de même que les droits des
populations qui l’habitent, dans un «laisser faire» extrême au profit de
puissants conglomérats d’affaires aussi bien locaux que mondiaux, ceux-ci étant
mus, bien sûr, par des intérêts propres[11].
Les conséquences en sont incalculables. Selon plusieurs analystes, l’identité
ne peut se former et se développer que par l’appartenance à un «lieu». Les
opérateurs globaux peuvent être «dans» un lieu, mais ne sont jamais «d’un»
lieu. Ils flottent «quelque part dans le nulle part» et deviennent d’autant plus
étrangers et dangereux pour toute humanité «locale» qui s’agrippe désespérément
à elle-même et à son territoire face à la tornade qui déferle sur elle.[12]
Même dans le cas où une firme s’approprie
un territoire, cette propriété n’a qu’une fin d’«utilisation» et conduit à ne
pas assumer les devoirs d’un propriétaire (ex. rétablir son intégrité après
avoir exploité une mine). Selon cette logique du territoire comme simple
«ressource», posséder ou «utiliser» un territoire ne se distingue pas de
posséder tout autre «capital». C’est une vision où un prix peut être mis sur
tout[13],
où tout peut donc être monnayable. Ce
rapport n’implique pas d’engagement vis-à-vis du territoire au-delà de
l’horizon du profit projeté. Ce qui peut être plus difficilement le cas
pour une entreprise implantée depuis longtemps et dont les propriétaires
auraient des attaches historiques et humaines avec le milieu, pour une
entreprise qui serait «enchâssée» (K. Polanyi) dans le territoire.
Des entreprises peuvent même inverser le rapport au territoire et aux
populations : sur la base de pratiques historiques ou juridiques plus
que questionnables (ex. facilité d’accès au territoire minier sur la base d’un
simple «claim», sous l’ancienne loi
des mines), on prend pour des droits acquis cet accès et même la supposée «propriété»
jusqu’au point de réclamer des indemnisations si la législation et les normes
changent en raison, par exemple, de la découverte de risques ou d’inconvénients
environnementaux importants!
Dans cette logique, le territoire peut être l’objet d’un marchandage peu subtil avec les
populations : on sait la vulnérabilité de celles-ci en raison de leur
besoin d’emplois ou de leur survie économique. Alors des entreprises se servent
de ce levier pour que les habitants leur remettent leur territoire en otage. Il
en fut de même historiquement à propos des conditions de travail, de la
syndicalisation, etc., toujours avec la menace de quitter la région donnée.
Traditionnellement, on défendait militairement le territoire vis-à-vis des
envahisseurs. Aujourd’hui, l’envahisseur est plus subtil; il est économique et
peut même être de l’intérieur ou local[14]. Il peut agir à sa guise sous la loi du
libre-échange décidé par des gouvernements avec l’autorisation ou non de leur
peuple. En contrôlant économiquement le
territoire, il acquiert un contrôle considérable sur nos vies.
Enfin, soulignons que cette logique est
celle du court terme ou, du moins, du
temps limité à celui qui est nécessaire à la seule mise en œuvre des profits à
tirer d’une exploitation. Pour les actionnaires et investisseurs individuels,
c’est le profit financier à court terme qui compte. Plus que jamais, leur
capital est toujours prêt à quelque
«infidélité». C’est ainsi que pour les investisseurs miniers étrangers,
par exemple, le risque environnemental et social est sans conséquence, d’où
l’inutilité, aux yeux de plusieurs, du principe de précaution. Au total, l’abandon du territoire à cette
seule première logique ne peut mener qu’à sa destruction comme la globalisation
néolibérale actuelle nous en livre déjà des illustrations à travers le monde.
Une logique alternative : celle d’un
rapport vital au territoire
Il existe une autre logique, celle d’un
rapport vital au territoire. Nous l’avons déjà évoquée plus haut pour les
Premières Nations. Celle-ci s’apparente
à notre propre perspective sur laquelle nous reviendrons dans le prochain
texte. Toutes les populations ressentent aussi leur territoire comme leur étant «donné», d’où un
sentiment fondamental de «gratitude» au moins vis-à-vis de ceux qui nous l’ont
légué non seulement habitable mais hospitalier, et un sentiment d’«obligation»
à transmettre l’intégralité de ce legs à leurs descendants[15].
Elles perçoivent aussi leur dépendance à divers plans pour en vivre : nourriture, abri, source de
travail (quelle que soit la forme d’organisation de celui-ci), environnement,
histoire et culture… «Le pays, c’est viscéral», pour reprendre les mots d’un
personnage de la trilogie de Pierre Perreault sur l’Île aux Coudres. Cette
dépendance donne lieu à une réciprocité et donc à une responsabilité à son
égard. Ce rapport engage plus qu’un prix pour une chose quelconque,
interchangeable, mais une appartenance, notre humanité même, et donc notre
dignité.
Le territoire fait partie de l’histoire
collective et personnelle, et celle-ci en est indissociable. Il est milieu de
vie; il est source de vie et de culture. Il y a appartenance mutuelle (ce qui
n’est pas la même chose que «propriété») entre une population et le territoire
où elle vit. Cette réciprocité appelle l’engagement à protéger le territoire, à
le gérer de façon responsable, à le rendre intact ou amélioré aux générations
suivantes. Et c’est précisément cette responsabilité de sauvegarde qui nous
autorise, au premier chef, à décider de
son aménagement et de son usage. La poétesse innue, Joséphine Bacon, résume
bien ce lien par la négative: «Si tu n’aimes pas quelque chose, tu ne le
sauveras pas». Un tel lien vital ne se prouve pas; on ne peut qu’en témoigner.
Cette logique fonde l’exigence d’une
autonomie locale (ou tout au moins «nationale») quant aux décisions à prendre
et ne peut rimer qu’avec démocratie. Mais la gestion du territoire et de son
développement est complexe et doit encore faire face à de nombreux dilemmes.
Ainsi celui de la nécessaire création d’emplois à concilier avec d’autres
finalités telles, en notre contexte, la
préservation de l’environnement, l’occupation du territoire et son corollaire de
maintien des services, l’attraction d’investissements, la transformation locale
des ressources, l’innovation, etc.
Une approche holistique s’impose pour
mieux articuler dans la réciprocité ce qui, selon une vision parcellaire, ne
ferait que s’opposer. Les Premières Nations auraient tant à nous apprendre à
cet égard! Ainsi, la dynamique néolibérale paraît exiger la dégradation
environnementale comme prix de la compétitivité économique. Mais, dans une
autre perspective, la qualité du territoire n’est-elle pas condition de meilleures
possibilités économiques? Seule, cependant, une sagesse collective ancrée dans
un attachement au territoire et à son histoire ainsi que dans des liens sociaux
et politiques forts pourrait élever le débat au niveau de la logique espérée.
Enfin, le rapport au territoire étant
inséparable du rapport au temps, on aura compris ici que cette autre logique
commande une perspective de long terme,
sans fin pré-déterminée, car coïncidant avec la vie même sur le territoire. La
pérennité d’une population, d’une nation ou d’une patrie est liée à la
viabilité continue de son territoire. Pourrait également s’inscrire ici le
débat sur le cosmocentrisme et l’anthropocentrisme, une tension qui ne peut
être réduite à la polarisation entre traditionalisme et société «modernisante»
de surconsommation qui déchire certaines communautés autochtones, et qui
s’exprime autrement dans le reste de la population.
L’État comme instance politique
d’arbitrage, en principe dans une perspective de gardien du bien commun
Les logiques certes mutuellement
incompatibles que nous avons discernées à travers les positions en présence
sont-elles condamnées au seul rapport de force jusqu’à l’élimination de l’une
d’elles? Comment assurer, alors, le vivre ensemble? C’est ici que se pose la
question du rôle de l’État comme instance d’arbitrage dans une perspective de
bien commun entre les logiques concernant le territoire.
Comme déjà mentionné, les gouvernements
élus démocratiquement, de par leur nature même et en raison de leur contexte
socio-économique, sont soumis à des pressions déterminées : impératif de
leur réélection qui dépend globalement de la satisfaction des populations à
leur égard, et plus particulièrement de la situation de l’économie, de l’emploi
et des finances publiques; contraintes budgétaires et évaluation par les
agences de notation; lobbys divers, etc. Le gouvernement québécois n’échappe
pas à cet écheveau de considérations. La tentation est alors forte de n’adopter
qu’une perspective de court terme en concédant ou sacrifiant démesurément du territoire,
de l’avenir et de l’intérêt public dans l’espoir d’attirer plus d’investisseurs
et d’en tirer malgré tout le «plat de lentilles» nécessaire à sa survie. Le
gouvernement Charest a paru être de ce nombre, en plus de professer le même
credo économique que l’industrie minière.
L’attitude des gouvernements vis-à-vis
des intérêts privés, étrangers ou nationaux variera donc selon le type de
contraintes évoquées ici, mais aussi en fonction de sa vision de la société et
de ses options idéologiques. Le gouvernement Charest, par exemple, endossait ou partageait l’idéologie
néolibérale de la majorité des investisseurs selon laquelle la poursuite
acharnée de leur intérêt propre par les entreprises servait automatiquement,
par la «main invisible» du marché, la croissance et ainsi l’intérêt général et
la prospérité de tous. Ce qui faisait conclure que les entreprises devaient
donc être considérées comme les
bienfaitrices du monde. Tout leur serait donc dû; elles ne devraient rien à
personne (image du «self made man») et l’idéal serait que l’on ne mette aucune
limite à leur action «salvatrice»! Malgré leur option souverainiste et une
sensibilité sociale plus marquée, les gouvernements péquistes antérieurs ne se
sont pas vraiment démarqués de cette orientation en ce qui concerne le rôle de
l’État vis-à-vis de l’économie. Le gouvernement Marois ne semble pas, lui non
plus, vraiment prêt à rompre avec le passé récent et à prendre ses distances
avec ce modèle dépassé?
Car c’est malheureusement encore ce genre
d’État que recherchent plus que jamais aujourd’hui les entreprises,
particulièrement dans le secteur minier. De plus, elles préfèrent n’avoir
affaire qu’à un seul interlocuteur politique, ce qui leur permet de concentrer
leur influence et de contrer l’imprévisibilité. À l’inverse, le pouvoir des
populations locales les déstabilise et
les heurte, comme le montrent leurs réactions au projet de loi 14 prévoyant une
délégation de pouvoir aux municipalités dans la gestion du territoire.
Il faut donc constater que le
néolibéralisme a cristallisé un état de choses correspondant à la première
logique décrite plus haut. Cette dynamique
a privé graduellement les gouvernements nationaux ou locaux des moyens
non seulement d’emprunter une voie alternative mais même de réduire
significativement les effets d’une globalisation incontrôlée. Ce qui les force
le plus souvent à chercher à «sauver les meubles» à court terme quitte à
sacrifier le long terme. Sans compter que la culture politique s’est peu à peu
imprégnée de la même logique.
Si bien que seuls une prise de conscience
et un engagement profond de solidarité vis-à-vis du territoire et de sa
population pourraient permettre à un gouvernement de «transcender» ses intérêts
immédiats. Mais ceci même suppose un sursaut dans l’opinion publique, une société
civile prenant conscience de la «prison» que le néolibéralisme est en train d’ériger autour de nous, et
capable ainsi de faire pression sur son gouvernement pour l’adoption de
politiques autres. Une pente d’autant plus difficile à remonter que la logique
dénoncée a aussi pénétré la vie et la mentalité de la population elle-même.
Bien qu’ainsi coincés, il nous faut quand
même entreprendre une marche à rebours et (nous) poser des questions
fondamentales. Ainsi, du point de vue juridique en vigueur, le territoire
est-il «propriété» commune (ou collective) ou de l’État (la Couronne, sous
régime britannique)? L’État est-il «NÔTRE», tout comme les richesses du
territoire, et donc, avant tout, le gardien et le fiduciaire de NOTRE bien
commun? Est-il NOTRE représentant d’affaires auprès des investisseurs et non le
représentant des deux logiques en présence ici, c’est-à-dire un simple arbitre
neutre chargé de satisfaire chacune d’elles? En somme est-il bien le délégué de
la population locale dans la gestion du
territoire, ou s’il peut légitimement et légalement obéir à d’autres intérêts
que ceux qui sont communs à cette population?
Sur ce, donnons-nous rendez-vous dans un
prochain et dernier texte sur cette question du territoire. Nous y explorerons
plus à fond les dimensions culturelle, éthique et spirituelle du rapport au
territoire dans une perspective inspirée principalement par la tradition
biblique et chrétienne. Dans l’espérance de puiser dans une telle approche l’utopie
et l’élan nécessaires à nos choix personnels et collectifs pour baliser et
mettre en route un autre rapport possible au territoire.
Le Groupe de théologie contextuelle
québécoise[16]
Michel
Beaudin, Céline Beaulieu, Ariane Collin, Guy Côté, Lise Lebrun, Richard Renshaw
21
février 2013
[1] Pour la réflexion initiale du Groupe de théologie
contextuelle québécoise (GTCQ), voir Le territoire et nous, 15 mars 2012
(www.gtcq.blogspot.com).
[3] Pour plus de détails sur la conduite et les
positions de ces entreprises, on se référera à notre premier texte (voir note 1
ci-haut).